Penser par soi-même, une démarche intellectuelle enseignée à tous, et appropriable par chacun
- Pour une culture philosophique commune -
I – ENSEIGNER LA PHILOSOPHIE A TOUS.
Enseigner la philosophie à tous à l’école ? C’est une question lourde de présupposés, qui implique qu’il faut enseigner la philosophie, dans un cadre scolaire, et à tous les élèves.
Est-ce souhaitable ?
- Car ce pourrait être possible, sans être souhaitable: par exemple … religieusement, si la philosophie apparaît comme contestation rationnelle d’une vérité révélée ; ou politiquement, si elle devient critique d’une idéologie officielle.
- Ce pourrait aussi ne pas être souhaitable parce que c’est de fait impossible :
- à cause de la nature intrinsèque de la discipline, considérée comme intransmissible ;
- ou à cause du manque de connaissances ou de capacités requises chez les elèves ;
- ou à cause du manque de moyens (horaires, finances, personnels formés etc).
On peut ainsi être d’accord avec le principe de l’extension de la philosophie en amont de la terminale et à tous, mais à certaines conditions (ex : pas de diminution de l’horaire en terminale), et donc contreen pratique, si celles-ci ne sont pas réunies.
Enseigner la philosophie à tous à l’école est donc une thèse, qui doit s’argumenter.
Nous soutiendrons pour notre part que :
- La philosophie est enseignable, de par la nature de son activité propre. Elle repose en effet sur une activité auto-élucidante, le dialogue de la raison avec elle-même, qui explicite ses assertions, leurs présupposés et conséquences, définit le langage qu’elle utilise et les concepts qu’elle produit, fonde par l’argumentation ce qu’elle affirme. Rien ne s’oppose donc à la possibilité intrinsèque de sa transmissibilité, puisqu’elle vise, par l’exercice de la raison, la transparence des principes, des concepts de des arguments.
- Mais elle pourrait être en soi enseignable, sans pouvoir être enseignée. Encore faut-il qu’elle puisse être reçue. De ce point de vue, la philosophie peut être enseignée, parce qu’engendrée par la raison, elle s’adresse à la raison de chaque homme.
De fait, dès son origine, il y a un lien consubstantiel de la philosophie à son enseignement, parce qu’elle vise un consensus rationnellement partageable, que l’on cherche en conséquence à fairepartager. - Elle peut même être enseignée en droit à tous, parce qu’elle vise, par son type de production intellectuelle, et la légitimation de son propos, l’auditoire universel.
Cette vision rationaliste ne préjuge pas que la raison est sans histoire : ni dans l’humanité (il y a une histoire de la philosophie, et des philosophies de l’histoire de la philosophie, qui sont des histoires de la raison) ; ni chez chaque individu (" Nous avons été enfants avant que d’être hommes ", Descartes).
De ce point de vue, l’enjeu d’un enseignement de la philosophie est pour chaque individu celui de l’apprentissage du philosopher, c’est-à-dire de l’exercice d’une raison qui se développe. C’est alors le problème de l’ " éducabilité philosophique " de tous qui est posé. Car onpeut être en droit philosophiquement éducable et avoir de fait beaucoup de difficultés à philosopher. La didactique de l’apprentissage du philosopher pourrait précisément aider à l’actualisation de ce qui n’est, dans cette perspective, qu’une potentialité. - A ces arguments philosophiques, on peut ajouter une raison politique : le lien à la fois constaté etsouhaitable entre la philosophie et la démocratie.
a) On peut en effet historiquement mettre en évidence, avec J.P. Vernant, la " co-naissance " de la philosophie occidentale et de la démocratie en Grèce (La conviction ne se fonde plus désormais sur l’autorité, la tradition, le mythe, mais sur l’argumentation rationnelle dans le débat) ; et souligner que les régimes qui se démocratisent dans le monde mettent la philosophie au programme de leur système scolaire.
b) N’est-il pas souhaitable, dans une perspective de démocratisation, que tout individu ait accès, durant sa scolarité, à la philosophie comme l’une des formes de rationalité que l’humanité s’est donnée ?
Il y adès lors, pour chaque citoyen, un " droit à la philosophie "1
, et l’apprentissage du philosopher à l’école peut être le moyen par lequel chacun peut l’exercer.
c) Bien plus, l’enseignement de la philosophie semble nécessaire à la qualité de ladémocratie. Dans une perspective citoyenne, il développe l’esprit critique, la rigueur de l’argumentation dans le débat d’idées, la recherche d’une vérité universalisable donc partageable, le goût du consensus sur une base rationnelle et non passionnelle, exerçant une vigilance vis-à-vis des dérives démagogiques de persuasion (type publicité oupropagande).
Mais s’il faut enseigner la philosophie à tous, reste à déterminer 1) avec quel contenu, 2) selon quelle démarche, 3) nécessitant quels moyens institutionnels, financiers, humains etc. 2
II – QUEL " CONTENU " ENSEIGNER EN PHILOSOPHIE ? UNE DEMARCHE INTELLECTUELLE.
On peut envisager d’enseigner la philosophie de plusieurs façons. Tout dépend de la conception que l’on se fait du processus enseignement-apprentissage en général, de l’enseignement de la philosophie et de son apprentissage en particulier, du rapport qu’elle entretient à son histoire et à la vérité.
Je me placerai ici du point de vue du didacticien, qui s’interrogesur la façon dont la philosophie peut se transposer, d’une discipline de recherche en matière enseignée.
Quatre paradigmes.
En ce qui concerne le " contenu " à enseigner ou apprendre, on peut penser par exemple :
- Qu’il faut enseigner une doctrine philosophique précise
– parce qu’elle est parvenue à une vérité absolue (ex : lehégelianisme) ;
– et/ou parce qu’elle représente l’idéologie officielle, pour la diffusion de laquelle " Socrate fonctionnaire " est payé (ex : la philosophie du Moyen-Age, " servante " de la théologie ; le thomisme sous Franco ; le marxisme-léninisme dans l’ex-URSS).
On peut qualifier de doctrinal un tel paradigme . - On peut aussi soutenir qu’il fautenseigner en philosophie son histoire et ses doctrines, comme significatives du patrimoine culturel universel de l’humanité. Ignorer la maïeutique socratique, le cogito de Descartes, l’impératif kantien serait une injure à la Culture que nous avons le devoir de transmettre. C’est un paradigme patrimonial et historique (ex : l’Italie, où les professeurs de philosophie sont en même tempsprofesseurs d’histoire).
Les paradigmes doctrinal et historique, dont les dérives sont souvent pour le premier le dogmatisme, pour le second le relativisme, ont en commun d’enseigner essentiellement des connaissances. - On peut aussi enseigner, comme dans l’Antiquité, une façon d’être, de vivre ou de mourir. Le cours de " Morale non confessionnelle " belge, qui vient de se doter enpremière et en terminale d’un programme de philosophie, invite l’élève à réfléchir afin de se décider dans l’action. Il s’agit là d’un paradigme praxéologique, qui vise à développer des attitudes finalisées par des valeurs.
- On peut enfin, comme en France, développer l’ " apprendre à penser par soi-même " .Ce paradigme problématisant refuse tout dogmatisme doctrinal et tout embrigadement praxéologique, ainsi que tout défilé de doctrines présentées comme constituées. Il ne s’agit pas d’apprendre (de) la philosophie, mais, comme le dit Kant, d’ " apprendre à philosopher ". Le " contenu ", c’est ici une démarche.
Les variantes du paradigme problématisant.
La " culture philosophique commune " , ce n’est pas ou plus une vérité absolue ou une façon de vivre partagée, ce n’est pas fondamentalement, même si ce peut être enrichissant, une connaissance historique des grands auteurs, c’est la manière de s’y prendre pour penser rationnellement
Ce paradigme problématisant peut être diversementdécliné :
- Dans sa version officielle française, c’est autour de questions que vont se conceptualiser les notions et se comprendre des doctrines, comme pensées de problématiques. La notion (ex : la vérité, la liberté…), est philosophiquement indéterminée dans son contenu. Elle est un objet de pensée, plus précisément à penser. Il faut ladéfinir, et c’est cet effort de conceptualisation qui lui donnera un sens précis.Une notion n’est donc pas un savoir stabilisé, mais une invitation à penser, notamment dans sa relation à des questions et à d’autres notions.
De même la liste d’auteurs ne renvoie pas à une histoire des idées. Il s’agit moins d’apprendre ce qu’a pensé tel philosophe que comment il l’apensé.
Reste que toutes les notions, et une à plusieurs oeuvres d’auteurs doivent être étudiées. On voit mal ici comment l’absence totale de connaissances serait excusable… La version officielle du paradigme français hésite en fait entre une " philosophia perennis ", éternelle, de problèmes anhistoriques, et un enracinement dans le patrimoine de la traditionphilosophique. - A l’opposé de cette formule, nous trouvons la " philosophie pour enfants " de Matthew Lipman, qui a pris naissance aux U.S.A..
Celui-ci a écrit des romans philosophiques dont les protagonistes ont l’âge des lecteurs (cinq à dix huit ans). Ce sont les enfants qui, au cours de la lecture en classe, choisissent les passages qui les interpellent. Chaque enseignant institue sa classe en "communauté de recherche ", qui s’interroge sur les problèmes soulevés. Et ce, sans aucune référence.
La " culture philosophique commune ", c’est moins l’inscription dans une histoire ou la connaissance de doctrines, qu’une aptitude à s’interroger, une capacité à discuter. - L’orientation que nous proposons est intermédiaire.
a)Contrairement à la première, elle ne présuppose pas que la philosophie doit commencer en classe terminale, avec le prérequis de solides connaissances et d’une maturité suffisante.
Elle s’inscrit dans le double courant des méthodes actives et de la pédagogie constructiviste. Elle développe moins une logique expositive, où le cours est l’oeuvre d’un professeur, qu’une logique d’apprentissage deprocessus de pensée.
b) Par rapport à la seconde, sans considérer la référence aux auteurs comme un préalable pour commencer à philosopher3
, elle juge celle-ci souhaitable, pour comprendre ce qu’est penser, et inscrire sa pensée personnelle dans une histoirecollective.
La " culture commune ", c’est le développement de capacités à problématiser des certitudes et des questions (Quel est le sens de la vie ? Sommes_nous mortels ? Peut-on concilier égalité et liberté ?), à conceptualiser des notions (Qu’est-ce que la vérité, la liberté, la justice ?), à argumenter rationnellement des thèses (L’avortement est undroit), et des objections, sur un fond culturel dont l’actualité du questionnement s’enracine dans des conditions socio-historiques d’émergence (Sommes-nous écologiquement responsable de l’avenir de l’humanité ? Le clonage humain est-il éthiquement acceptable ?).
III – COMMENT RENDRE ACCESSIBLE A CHACUN LA DÉMARCHE PHILOSOPHIQUE ?
Les trois courants de la didactique de la philosophie.
On setrouve confronté, en France, à la coexistence conflictuelle de trois courants en didactique de la philosophie :
- Celui qui fut incarné par J. Muglioni, toujours soutenu par une partie de l’Inspection Générale et de l’Association des professeurs de philosophie. Puissant institutionnellement, il est porté par les universitaires, et les enseignants dont la place dans le système scolaire rend possible uncours magistral de haut niveau (ex : les classes préparatoires). Il soutient, dans la mesure où la philosophie est " éveilleuse d’âmes et accoucheuse d’esprits ", qu’une didactique de la philosophie est superfétatoire, puisqu’elle est à elle- même " sa propre pédagogie ".
- Un courant conscient des problèmes rencontrés sur le terrain, qui a ouvert un chantier didactiquedans les années 90 à l’INRP, basé sur le principe de l’autoréférence. Il pense que la didactique doit se fonder sur les pratiques des philosophes (ex : l’ordre cartésien des raisons). Il critique les sciences de l’éducation, plus largement les sciences humaines, et dénonce un " intégrisme pédagogiste " qui altère la spécificité du champ disciplinaire.
Dans les deux cas, ce paradigme s’appuie sur un trépied fondateur :
– le cours magistral, comme " oeuvre " personnelle d’un enseignant qui pense devant ses élèves ;
– l’explication de textes de philosophes, comme exemples reconnus de réflexion profonde;
– la dissertation, comme forme incontournable pour qu’un élève élabore une pensée. - Untroisième courant, qui manifeste une plus grande ouverture à la pédagogie, et propose des changements institutionnels (programmes, diversité des exercices et modalités d’évaluation, philosophie en première etc.). Il est porté historiquement par le GREPH, impulsé aujourd’hui par des mouvements pédagogiques (GFEN, CRAP-Cahiers Pédagogiques), débattu ou soutenu par certains syndicats(SNES, SGEN, FEN), illustré par les propositions des deux premiers Groupes Techniques Disciplinaire du Conseil National des Programmes (Derrida-Bouveresse en 1989, et Beyssade en 1993), revendiqué par l’Association pour la création d’Instituts de Recherches sur l’Enseignement de la philosophie (Publics, pluralistes, et indépendants de l’Inspection), et formalisé par M. TOZZI à Montpellier III.
Les positionssont certes différentes : mais au moins le débat a-t-il lieu dans ce dernier courant, alors qu’il est quasi impossible avec les deux premiers, hostiles à toute innovation pédagogique.
Les principales avancées.
Quelles sont les orientations qui résultent de notre décennie de travaux ?
1) Développer chez les élèves la capacité à penser par eux-mêmes
- C’est-à-dire : (se) poser des questions, mettre en doute ses certitudes-préjugés, interroger les présupposés et conséquences d’une proposition, formuler une problématique ;
- " savoir ce dont on parle ", définir les notions qu’on convoque à travers le langage pour réfléchir, procéder à des distinctions conceptuelles ;
-"déterminer si ce que l’on dit est vrai ", fonder rationnellement ce que l’on affirme.
Et ce, en s’impliquant personnellement dans l’unité et le mouvement de sa pensée. Apprendre à philosopher, c’est donc développer, sur des notions et des problèmes essentiels pour tout homme, ces trois capacités : problématiser des questions et des affirmations, conceptualiser des notions, argumenter des thèses et desobjections. Démarches étroitement articulées, puisque par exemple on problèmatise en argumentant des objections, on élabore une problématique en définissant des notions que l’on met en relation, on argumente à partir d’une question…
. Le projet didactique est alors de construire ces compétences chez les élèves. Par exemple, pour la capacité à argumenter, par desexercices développant :
- la cohérence interne d’une pensée (Non contradiction d’un argument : tuer l’assassin parce qu’il n’a pas respecté la vie ; d’un raisonnement : sophisme) ;
- l’élaboration d’arguments pour soutenir ou combattre une thèse : construction d’une typologie d’arguments (ex : consistance logique, efficacité technique, rentabilité économique, légalité juridique, légitimité éthique etc.), et de critères de hiérarchisation (ex : le légitime plus pertinent que le légal).
2) Articuler ces capacités philosophiques de base sur des tâches et des compétences plus complexes : lire, écrire, discuter philosophiquement.
a) Lire philosophiquement.
Nous avons mis au point une lecture méthodique philosophique d’un texte, où l’on pose au texte (et se pose) un certain nombre de questions sur : le problème abordé, et ses enjeux philosophiques ; la thèse soutenue et la (les) conception(s) combattues ; les arguments pour fonder ou critiquer les réponses possibles ; la trame notionnelle structurant la problématique et le raisonnement ; la fonction des images ou des exemples éventuels …. L’élève peut ainsi, au cours delectures successives, commencer par les questions qui lui semblent le plus facile, se donnant par la même un parcours individualisé de lecture (Pédagogie différenciée).
Nous avons trouvé appui dans les outils linguistiques de la lecture méthodique, travaillée en français : on peut repérer les démarches conceptuelles à l’aide d’indicateurs linguistiques fournis :
- par l’analyse structurale. Le texte court " décontextualisé " de l’examen fonctionne en effet comme un fragment autonome et clôturé, où les champs lexicaux signalent le réseau conceptuel convoqué, et les modélisations appréciatives ou dépréciatives la hiérarchie de valeur entre ces notions…
- L’analyse de l’énonciation clarifie demême la polyphonie des voix du texte (ex : jeu des pronoms pour savoir ce qu’il en est du point de vue de l’auteur, de ses adversaires, et des destinataires…).
L’ordre de la découverte gagne ici à être distingué de l’ordre de l’exposition, qui doit avoir une certaine logique (ex : question et enjeux, problème soulevé, d’où solution ou thèse combattue avec tels arguments, appuyéssur telle distinction conceptuelle).
b) Ecrire philosophiquement.
C’est la formulation d’une pensée qui lui donne une consistance conceptuelle. D’où l’importance de l’écriture dans l’apprentissage du philosopher.
N. Grataloup a analysé avec pertinence les difficultés des élèves devant la dissertation : ils perçoivent l’exercice comme scolairement artificiel, avec des conseils formels, sansintériorisation de la logique interne des opérations intellectuelles requises. Ils n’arrivent pas dans le devoir à gérer les différences instances de l’énonciation : un scripteur unique, à la fois existentiel et rationnel, s’adressant à l’auditoire universel, et mettant en jeu plusieurs voix dont ils doivent effacer les indicateurs linguistiques…
Notre réflexion a tenté d’éclairer cettecompétence complexe par quelques pistes :
- donner une base fonctionnelle à son travail : écrire pour être lu et compris ;
- finaliser philosophiquement le sens de la tâche par une implication personnelle ;
- expérimenter la nécessité d’articuler des processus de pensée pour qu’il puisse y avoir réflexion ;
- clarifier la fonction scripturale en philosophie :passage d’un sujet empirique à un sujet de droit impliqué, raison universelle comme auditoire;
- au lieu de conseils généraux inefficaces et de corrigés-types inaccessibles, élaboration par les élèves eux-mêmes de critères de réussite (à partir de copies jugées " bonnes " ou " mauvaises "), et surtout de réalisation (surle comment faire, le processus, et pas seulement le produit) : c’est une démarche d’auto-évaluation formative et de co-correction entre pairs, qui permet de prendre conscience de la nécessité d’expliciter sa pensée pour la communiquer à autrui, et de devenir progressivement son propre lecteur philosophique.
Le deuxième volet de cette réflexion est de relativiser le monopole scriptural de ladissertation. Car les philosophes n’ont fait des dissertations, comme Kant ou Rousseau, que lorsqu’ils passaient eux-mêmes des concours. Mais il se sont exprimés sous des formes diversifiées : le mythe (Platon) , le poème (Lucrèce), le conte (Voltaire), le roman (Sartre), la confession (Saint-Augustin), le théâtre (Camus), l’essai (Leibniz), la méditation (Descartes) etc. Nous avons travaillé en atelier d’écriture philosophique ces genres, en particulier l’aphorisme, la lettre et le dialogue, qui peuvent parfaitement s’articuler dans une progression vers la dissertation, et qui motivent les élèves par des greffes de l’imaginaire et de l’interactivité sur la rationalité.
c) Discuter philosophiquement.
. L’oral, qui a connu son heure de gloire après1968, a reflué au profit de l’étude des textes.
. Ladiscussion est aujourd’hui appréhendée dans ses dérives doxologique (échanger des préjugés), et sophistique (chercher à vaincre plutôt qu’à -se- convaincre).
. Pourtant il y a une tradition philosophique de la discussion, sur l’agora grecque, ou avec la disputatio au Moyen-Age. Et dans une perspective citoyenne, le débat philosophique apparaît aujourd’hui comme un garant de la qualité del’échange démocratique.
. Nous posons comme hypothèse que l’on peut apprendre à philosopher en discutant collectivement, en classe ou au café. Cela implique une réflexion définissant les conditions auxquelles une discussion peut être ou devenir philosophique. Nous avons dégagé trois conditions de possibilité : un type d’animation (procédures démocratiques et régulationsocio-affective), des exigences intellectuelles au niveau des processus de pensée, une éthique communicationnelle.
Il s’agit là d’une idée régulatrice au sens kantien, de repères pour la pratique. Car la discussion philosophique en moyen (classe) ou grand groupe (café) est une pratique sociale à inventer. Il faut réfléchir aux difficultés spécifiques : pour les participants, oserparler en public sur des sujets sensibles, en s’exposant et en se confrontant à d’autres, en maîtrisant son affectivité et dans le respect d’exigences intellectuelles ; pour un enseignant, gérer la dynamique socio-affective d’un groupe d’adolescents en débat, à la fois démocratiquement dans l’expression, et philosophiquement dans la démarche…
D’où nos propositions de dispositifs :
- Variation de la formulation des sujets en fonction des effets induits (ex : le sujet à énoncé alternatif pousse à l’argumentation contradictoire, et non à la problématisation) ;
- prise de conscience des exigences de la discussion par rotation des rôles (participant passif, actif, répartiteur de parole, reformulateur d’interventions, synthétiseur sur le fond ou observateur sur la forme etc …);
- phase réflexive systématique après les débats pour analyser ce qui a facilité ou entravé la dimension philosophique de la discussion ;
- travaux en petits groupes d’apprentissage discussionnel philosophiques, avec consignes et guidage appropriés etc.
3) Redéfinir l’identité professionnelle du professeur de philosophie.
Nos travaux tendent à faireévoluer le paradigme organisateur de l’enseignement philosophique français, qu’ils relativisent par l’éducation comparée dans l’espace et le temps. Ils sortent la didactique de cette discipline des limites de l’auto-référence, en convoquant, avec vigilance épistémologique, des disciplines contributoires Ils diversifient les exercices, les formes d’écriture philosophique, et donne une pleinelégitimité à l’oral. Ils mettent au centre du processus enseignement-apprentissage l’activité philosophante de l’élève, en repoussant l’idée d’un public captif qui passerait son temps à prendre des notes. Ils proposent une approche des programmes à partir des capacités des élèves à développer.
Les interventions du maître sont davantage articulées sur lequestionnement des élèves et les difficultés qu’ils rencontrent.
S’ébauche ainsi une redéfinition de l’identité professionnelle du professeur de philosophie. Philosophe certes, sachant manifester une pensée cohérente et impliquée devant des élèves. Mais aussi professeur, et donc détenteur de savoirs et savoir-faire pédagogiques et didactiques, capable de repérer lesobstacles des apprentis-philosophes, et de construire des dispositifs facilitateurs. Une telle professionnalisation doit être développée dans la formation initiale et continue.
Conclusion: relever le défi d’un enseignement philosophique pour tous.
C’est une tâche difficile, voire un pari, que de vouloir enseigner à la masse des élèves une discipline longtemps réservée à une élitescolaire. Et ce dans une conjoncture où le rapport des élèves au savoir scolaire est problématique, rabattu sur un utilitarisme à court terme, induit par une situation économique et sociale dégradée.
. La didactique de l’apprentissage du philosopher ne prétend pas résoudre les problèmes d’origine sociétale. Mais elle peut contribuer, dans sa sphère d’influence, à rendreaccessible, par des médiations appropriées, une discipline réputée abstraite. Cela suppose que le maître sache se décentrer de son cours vers les difficultés des apprentis-philosophes, et que l’enseignement de la philosophie cesse de se vivre comme une citadelle assiégée par les sciences humaines et le " pédagogisme ". S’ouvrir aux recherches pédagogiques et didactiques, tout enmaintenant des exigences sur le contenu, telle est la voie d’un enseignement de la philosophie démocratique, développant pour tous une culture commune du " penser par soi-même ".
Michel TOZZI
Maître de Conférences en Sciences de l’Education
Université P. Valéry – Montpellier III
BIBLIOGRAPHIE POUR ALLER PLUS LOIN
- Sur le courant hostile à ladidactique de la philosophie :
MUGLIONI J., L’Ecole ou le loisir de penser, CNDP, Paris, 1993. - Sur le courant d’une didactique de la philosophie autoréférencée :
RAFFIN F. et al, La dissertation philosophique, INRP-CNDP-Hachette, Paris, 1994. - Porteuse de ces deux courants, la revue de l’Association des Professeurs de Philosophie de l’Enseignement Public, L’enseignement philosophique. Voir par exemple lenuméro de mars-avril 1993 sur " Pédagogie, Didactique, Philosophie ".
- Sur les partisans d’une évolution :
Le secteur philosophie du GFEN (6, Av Spinoza, 94200 Ivry-Sur-Seine). Voir le numéro de Dialogue " Tous philosophes ", 1990, et les six brochures Pratiques de la philosophie.
Les Cahiers Pédagogiques N° 270 " Philosopher ", janv. 1989, et n° 329 "Français-Philosophie ", déc. 1994. - Sur la philosophie pour enfants :
CARON A., (Dir.), Philosophie et pensée chez l’enfant, Montréal, Agence d’Arc, 1990. - Parmi nos travaux :
TOZZI M., Penser par soi-même, chronique sociale, Lyon, 1994.
TOZZI M. et al., Lecture et écriture du texte argumentatif en français et en philosophie, CRDP de Montpellier – CNDP, 1995.
TOZZIM.et al, L’oral en philosophie, CRDP de Montpellier,1998.
Notes
(Cliquez sur les pour revenir au texte)
1 – DERRIDA J., " Du droit à la philosophie ",Galilée, Paris, 1990.
2 – Nous développerons dans cette contribution les deux premiers points, plus pédagogiques et didactiques. Mais sans le troisième, plus corporatif et syndical, ceux-ci resteraient des voeux pieux….
3 – La discussion entre non-philosophes, ou apprentis-philosophes, dès lors qu’elle est conduite (en classe ou dans certains cafés philosophiques) peut, en dehors de toute référence explicite, apprendre à philosopher, dès lors qu’il y a un effort de rigueur pour savoir " de quoi l’on parle et si ce que l’on dit est vrai ". cf. M. Tozzi " Le caféphilosophique, un défi pour la pensée ", in L’oral en philosophie, CRDP de Montpellier, 1998.