Le rose et le noir
L’éducation comparée nous montre que l’on peut pratiquer la philosophie à l’école de différentes façons : en enseignant l’histoire des idées, le patrimoine philosophique occidental, des présocratiques en seconde à Heidegger en terminale, comme en Italie, où l’on est professeur d’histoire et philosophie ; en transmettant une idéologie officielle, comme le marxisme-léninisme dans l’ex-URSS ; en éduquant au jugement par la clarification et la hiérarchisation des valeurs pour agir éthiquement, comme en Belgique quand on est professeur de morale ; en apprenant à réfléchir autour de problèmes comme en France.
L’histoire de l’enseignement philosophique dans notre pays, issue du Moyen Âge, puis des collègesroyaux, du lycée napoléonien et de l’influence de V. Cousin, montre que se stabilise à la fin du 19 ième un paradigme organisateur de cet enseignement, cantonné à la terminale du lycée d’élite d’alors (1 bachelier sur cent jeunes en 1900), et reposant sur trois piliers : la leçon du maître en philosophie comme « œuvre » exemplaire d’une pensée pensante, les grandstextes comme modèles achevés de pensée, la dissertation comme écrit incontournable d’apprentissage du philosopher. La référence reste la circulaire de 1920 d’A. de Monzie1
.
Mais la prestigieuse classe de rhétoriquede la fin du 19 ième (9h de philo et 8 heures de sciences) s’est progressivement vidée de son contenu scientifique, est devenue littéraire (série L), s’est très fortement féminisée et dévalorisée dans la hiérarchie des filières, et ses effectifs ont considérablement chuté (30°/° de moins de 1995 à 2004, ne représentant plus que 10°/° des effectifs dubaccalauréat), malgré la massification du lycée (70°/° d’une classe d’âge réussit au bac).
Or le paradigme de cet enseignement a très peu évolué : les élèves, généralement motivés au départ par l’espoir de s’exprimer sur les questions existentielles, sont souvent vite rebutés par l’aridité d’un cours magistral,la difficulté de textes philosophiques, et la faible note de leur première dissertation. Ils réussissent au baccalauréat malgré une note en philosophie majoritairement inférieure à la moyenne. Les enseignants peinent, surtout dans l’enseignement technique où les « nouveaux lycéens » (F. Dubet) n’ont guère leurs habitus linguistiques et culturels, à maintenir leurs exigencesintellectuelles et souvent l’attention des élèves, d’autant qu’ils privilégient la position frontale du discours de haut niveau du maître, avec peu de situations actives comme des travaux de groupes ou des discussions.
CRISE ET PROPOSITIONS
Il y a certes des raisons plus globales à cette crise, liées à des évolutions sociétales etscolaires rendant de plus en plus problématique chez de nombreux élèves le rapport au savoir et à la loi. Mais le discours très anti-pédagogiste dominant chez les représentants majoritaires de la corporation philosophique y a sa part de responsabilité : formation initiale et continue à dominante académique, sous-estimant la dimension pédagogique du métier et l’importance d’une culture de lamutualisation des pratiques professionnelles ; focalisation de ce fait sur le contenu des programmes (combien de notions et lesquelles ?), repoussant l’interrogation sur les méthodes d’enseignement ; réticence sur une réflexion didactique prenant en compte le pari et le défi d’un enseignement philosophique de masse, qui obligerait à faire évoluer le paradigme classique ; sentiment d’une discipline àpart, au dessus des autres (métaphore du couronnement des études), en rupture, qui reporte les difficultés rencontrées sur l’amont du système ou la société, au lieu de les aborder de front.
Plusieurs propositions ont été faites pour tenter de débloquer cette situation ; déterminer davantage le programme, pour réduire l’étendue des problèmes soulevésà l’examen2
; clarifier et inclure dans les programmes les compétences réflexives escomptées et les critères de leur évaluation, pour accroître leur visibilité ; plus radicalement, car on touche ici au paradigme :développer des méthodes plus actives que le seul cours magistral (valoriser l’oral des élèves, pas seulement par le cours dialogué ou l’exposé, mais par le travail de groupes et la discussion en plénière), diversifier les exercices proposés, le travail interdisciplinaire, les formes d’écriture philosophique, le type d’épreuve à l’examen ; développer dans la formation,outre un enseignement académique légitime sur des contenus, la dimension didactique de l’enseignement, les connaissances pédagogiques sur la dynamique et la gestion du groupe-classe, les théories de l’apprentissage (socio-constructivisme), la docimologie, les méthodes actuelles d’analyse des pratiques3
; et surtout avancer l’âge de cet enseignement, et penser une progressivité de l’apprentissage du philosopher4
.
Il s’agit donc, pour agir sur les causes spécifiques de lacrise actuelle de l’enseignement-apprentissage du philosopher : de promouvoir des pratiques articulant les exigences de la discipline avec la prise en compte du contexte nouveau d’un lycée massifié5
; de créer des Instituts de Recherche surl’Enseignement de la Philosophie ; d’encourager et de diffuser des pratiques innovantes traçant des voies inédites à l’apprentissage du philosopher, ouvertes aux expériences étrangères et à la réflexion sur de nouvelles formes de philosophie.
UN NOUVEAU PARADIGME EN GESTATION ?
Ce nécessaire aggiornamiento pourrait en effetutilement s’appuyer sur les nouvelles pratiques à visée philosophique émergeant à la fin du 20 ième siècle en France.
- Le mouvement des « cafés-philo » tente depuis 1992 de prendre à la lettre, pour et dans la cité, la formule de Diderot « Rendons la philosophie populaire ! ». Confronté à un public hétérogène etvolontaire, il a inventé une formule nouvelle de philosophie sur l’agora, aux pratiques très diversifiées, d’exigences intellectuelles inégales selon les animateurs et les publics, consistant, à partir de questions anthropologiquement ou sociétalement porteuses, à développer des échanges dans un groupe, fonctionnant comme un intellectuel collectif face à une question difficile.
- Lesateliers philo, qui ont démarré en 1996 à l’école primaire autour de J. Lévine et A. Pautard, puis au collège (en particulier dans les Segpa), ont osé, dans un instituant hors programme, des pratiques innovantes revendiquant une visée philosophique. Celles-ci, à base d’un oral discussionnel réflexif inspiré à partir de 1998 par la méthode Lipman6
, prennent souvent aujourd’hui la forme d’une articulation entre des débats d’interprétation en français sur des ouvrages de littérature de jeunesse et des DVP (discussion à visée philosophique, selon une formule désormais stabilisée)7
.
Cette « déspécialisation » de la philosophie à l’école et dans la cité, sa « déscolarisation » dans les classes par sa forme innovante apparaissent généralement aux gardiens du temple philosophique comme unabus de langage et une trahison des exigences de la discipline. Quand bien même s’agirait-il d’éveil à la pensée réflexive, il ne pourrait s’agir de philosophie, mais de maîtrise (orale) de la langue (avec le danger de la sophistique), ou d’éducation à la citoyenneté, ou de construction psychologique des sujets, objectifs en soi honorables mais qui peuvent instrumentaliser la philosophie comme discipline.
Ces nouvelles pratiques ont cependant l’intérêt de stimuler la réflexion sur plusieurs questions délicates :
- la place du philosophe dans une cité démocratique, en renouant avec le contact socratique sur l’agora ;
- le moment et le rôle de la philosophie dans l’éducation : y a-t-il une « éducabilité philosophiquede l’enfance ou de l’adolescence» ? Un âge du philosopher ?
- la définition du type de compétences constitutives de la pensée réflexive : en quoi consiste le philosopher, quels processus de pensée, quelles exigences intellectuelles ?
- la détermination des processus d’apprentissage du philosopher, et de sa didactisation disciplinaire :qu’est-ce qui peut favoriser cet apprentissage, peut-on philosopher en discutant, et si oui à quelles conditions, quel rôle pour le maître ?
Nous nous trouvons donc aujourd’hui devant la situation suivante : la coexistence et la confrontation entre un modèle traditionnel d’enseignement de la philosophie en terminale qui dysfonctionne en ses modalités dans le lycée actuel, et des pratiques sociales etscolaires émergentes, non institutionnalisées, mais porteuses d’une normativité créatrice qui peut être éclairée par l’éthique communicationnelle et discussionnelle d’Habermas8
, et trouvent un écho favorable chez nombred’élèves, de praticiens et de formateurs.
Le dialogue est parfois rude, les positions contradictoires : pour certains, il s’agit d’une tentative de subversion de la discipline, au mieux par des ignorants de bonne foi des exigences philosophiques, au pire par des « philo-traîtres » des sciences de l’éducation : les enfants ne sont pas assez mûrs, ne possèdent pas les savoirsrequis pour philosopher, discuter serait transformer la classe en café du commerce…
Mais ce dialogue peut-être constructif, entre d’une part des philosophes curieux, sans a priori rédhibitoire, qui interrogent la doxa corporative de la tradition française, très différente à l’étranger, voire les fondements de leur identité professionnelle, et d’autre part des adeptes de ces nouvellespratiques, possédant rarement une formation philosophique solide, qui deviennent attentifs aux exigences de pensée requises pour accroître la visée philosophique de leur pratique. C’est à ce dialogue heuristique que nous tentons pour notre part de contribuer, car l’enjeu commun, c’est bien la formation de sujets réflexifs et critiques dans notre République…
Michel Tozzi, professeur des universités à Montpellier 3
Notes
(Cliquez sur les pour revenir au texte)
1 – Voir lestravaux historiques de J. Canivez, M. Jamet, H. Bouchardeau ; et de B. Poucet dans ce cahier.
2 – C’est la proposition de l’ACIREPH (Association pour la Création d’Instituts de Recherche pour l’Enseignement de la Philosophie).
3 – Voir les Cahiers Pédagogiques n° 346 (sept. 1996) et n° 416 (sept. 2003).
3 – Voir les Cahiers Pédagogiques n° 346 (sept. 1996) et n° 416 (sept. 2003).
4 – L’idée du Groupe de Recherche surl’Enseignement de la Philosophie (créé par J. Derrida), actif dans les années 1975- 1980, s’est concrétisée aujourd’hui à l’école primaire…
5 – Ce fut l’objet de mes recherches dans la décennie 1988-1998.
6 – M. Lipman est un philosophe américain qui a testé depuis trente cinq ans une méthode d’apprentissage du philosopher reprise dans de nombreux pays, faisant discuter les élèves à partir de la réflexion sur des romans philosophiques qu’il a écrits pourcet usage.
7 – Voir l’ouvrage Littérature de jeunesse et débats réflexifs dans la collection Argos du SCEREN (ex-CNDP).