Peut-on didactiser l’enseignement philosophique ?
LA PHILOSOPHIE SERAIT-ELLE CONTAMINEE ?
Le procès de la » philosophie contaminée » aura-t-il
lieu ?1
.
Le débat sur l’enseignement philosophique en France ne se réduit
pas en effet aujourd’hui à la discussion publique sur les programmes,
horaires, coefficients liés à la rénovation des lycées,…
mais soulève aussi une disputatio interne sur » la question de la
didactique de la philosophie « 2
.
En fait, cette dernière fait affleurer la dimension plus pédagogique
de l’aspect institutionnel évoqué.
Il y a un large accord, sinon sur les difficultés pour enseigner la philosophie
à certaines classes, surleurs causes et leurs solutions, du moins sur
l’énoncé des problèmes rencontrés : lourdeur des
services de certains maîtres dans la technique, handicaps linguistiques
et culturels auxquels sont confrontés de plus en plus d’élèves
pour s’approprier cette discipline, faiblesse des résultats à
l’examen, etc.
Mais certains relativisent, au delà de l’aspect structurel de la philosophie
comme crisis, l’aspect conjoncturel de lacrise de l’enseignement philosophique
pour une crise culturelle et sociétale du sens, de l’école et
de ses fins. Ils pensent que la situation s’améliorerait déjà
avec des maîtres mieux formés philosophiquement, et déterminés
à résister, dans l’esprit républicain de l’instruction,
aux pressions de la société civile et aux dérives pédagogistes
des réformes3
.
D’autres mettent plutôt l’accent sur la difficulté à gérer
pédagogiquement la démocratisation de l’accès au lycée,
à savoir l’avènement historique d’un enseignement philosophique
bientôt généralisé à une quasi-classe d’âge.
Celui-ci amènerait, si l’on veut maintenir les finalités de cet
enseignement, à repenser et adapter ses modalités, compte-tenu
d’une partdes fonctions éducatives diversifiées de l’école
dans une démocratie et d’autre part des recherches pédagogiques
menées pour la réussite du plus grand nombre.
C’est dans cette perspective démocratique d’éthique et d’efficacité
que la plupart des disciplines élaborent depuis une vingtaine d’années
leur propre didactique, et que nous avons mené, depuis 1988, quelques
recherches de ce type en philosophie4
Les avis sont très sur cette tentative. Pour les uns, elle est à
la fois éthiquement légitime et pratiquement utile : affirmant
d’une part le « droit à la philosophie pour tous » (J. Derrida),
postulant d’autre part l »éducatibilité philosophique de tous »,
elle chercherait à établir, sans pour autant négliger les
problèmescorporatifs des conditions de travail ou la nécessité
d’une solide formation philosophique des maîtres, les conditions didactiques
de possibilité de ce droit et de cette possibilité. Elle serait
un élément de réponse à un enseignement philosophique
de masse. Elle prendrait dans les classes certaines initiatives innovantes à
partir des hypothèses formulées, renouvelant l’intérêt
des élèves et la pratique professionnelle desenseignants. Elle
s’enrichirait, dans un esprit d’ouverture, des recherches pédagogiques
et didactiques menées par ailleurs, mais critiquement, compte tenu de
la spécificité de la discipline. Elle sortirait ainsi celle-ci
d’un certain isolement, qui tend à l’exclure de tout travail interdisciplinaire
dès qu’elle se cantonne dans un statut métadisciplinaire. Elle
fournirait enfin aux praticiens une assise didactique plus satisfaisante que
les « recettes de survie » qui tendent à se développer
dans les lycées techniques, et une formation qui viendrait utilement
compléter, par des apports didactiques, leur indispensable formation
philosophique.
I – Les critiques
Pour d’autres, la tentative est utile en son principe : une didactique de
la philosophie est bien nécessaire, parce que le déploiement conceptuel
du vrai ne suffit pas à faire sens pour bien deslibertés, mais
suppose des médiations. Mais son application serait vaine, parce que
cette didactique doit se fonder sur la philosophie elle-même. Tout apport
extérieur à la discipline altèrerait la légitimité
de cet auto-fondement. Ils rejoignent ici dans leur dénonciation ceux
qui, plus radicaux, pensent que parler de didactique de la philosophie est déjà
pléonastique, puisque la philosophie est par elle-même didactique,
sapropre pédagogie, éveilleuse d’esprit et accoucheuse d’âme.
Enseigner la philosophie n’est pas un métier mais un art. Point n’est
donc besoin de formation – donc d’épreuve professionnelle5
,
qui par le biais de la pédagogie ou de la didactique, amènerait
à l’effondrement de l’essence disciplinaire.
1°) On peutrésumer ainsi les principales critiques faites
aux » didacticiens » 6
:
- Toute détermination d’objectifs pédagogiques appauvrit
et dénature en philosophie les finalités de cet enseignement.l’analyse du philosopher, déclinée en trois processus de pensée
interdépendants (conceptualiser une notion, problématiser une
question, argumenter une thèse) transforme cet acte en objet. En le
formalisant en opérations mentales, on le déconnecte
de son objet de pensée, de son enjeu, de son lieu naturel, le texte
philosophique. En l’élémentarisant, on mécanise son unité
complexe et vivante, et on ne peut plus dès lors articuler synthétiquement
ce qu’on a préalablementlinéairement séparé.
Les processus dégagés ne sont d’ailleurs pas spécifiques
à la philosophie : comment pourraient-ils y mener ?7
- Il s’agit d’un apprentissage de savoir-faire intellectuels, donc
d’une conception de l’apprendre réductrice par rapport au comprendre
et qui tient del’automatisme mental. - L’approche métaphorique d’une notion ne fait qu’aplatir le
concept sur l’image. Le développement de la pensée inductive
ne peut engendrer du concept philosophique. Les exercices argumentatifs ne
dépassent pas la rhétorique. L’émergence des représentations
et les discussions entre élèves les cantonnent dans l’opinion.
La pratique de la décentrationdes points de vue les entretient
dans le relativisme. Comment des élèves pris » tels qu’ils
sont » pourraient-ils ainsi accéder à l’universel de la
raison ? - Toutes ces procédures et dispositifs ne sont que contournement
de la volonté, techniques de communication, gestion des interactions
sociales pour élèves instrumentalisés, circonvenus, manipulés.
Cette didactique n’est qu’une versionmodernisée de la sophistique. - Le texte philosophique n’est plus que prétexte et support pour développer
des compétences intellectuelles. Le cours magistral – confondu
avec le cours ex-cathedra – n’assure plus par la voie royale de la leçon
la garantie qu’il y a de la philosophie dans la classe.
2°) Cette analyse repose en fait essentiellement – et explicitement –
sur ladénonciation de l’importation illégitime des sciences de
l’éducation dans le champs de l’enseignement philosophique. Elle comprend
souvent, dans ses présupposés et développements :
- Une critique des sciences humaines, dans leur visée antihumaniste
de réduire l’homme en tant que libre sujet pensant à un objet
d’étude, et dans leur prétention méthodologique illusoire
à la scientificité8
. - Une critique des sciences de l’éducation
9
,
qui appliquent les démarches des sciences humaines au champ éducatif,
oublieuses des finalités, et obnubilées par l’objectivité,
l’adaptation, la rationalisation de l’humain et l’efficacité. - Une critique des techniques de communication et de gestion des relations
humaines – et plus précisément de la relation éducative
– dérivées des sciences précitées. D’où
la critique, au nom de l’instruction, contre le pédagogisme, son mépris
du savoir, ses « animations socio-culturelles », sa visée d’ »
insertion sociale « , etc. - Une critique des didactiques en tant que telles intègrent
des théories psychologiques de l’apprentissage (terme décrié
à travers Alain), bradent la connaissance par sa transposition scolaire,
technicisent le cours avec des » dispositifs « , » outils »
et autres » grilles « …
Notons ici qu’une telle critique est globale et radicale, puisqu’elle remonte
comme à leurs présupposés, des didactiquesdisciplinaires
aux sciences humaines via les sciences de l’éducation. La didactique
de la philosophie ne serait dans cette perspective qu’un cas particulier (un
cas aggravé d’ailleurs par le statut particulier de cette discipline).
Toutes les critiques ne vont pas jusque là. L. Cornu et A. Vergnioux,
par exemple, s’ils avancent que les « techniques didactiques » ne sauraient
apprendre à philosopher10
font le tri entre les concepts qui leur semblent épistémologiquement
valides ? ceux de transposition ou de registre de formulation par exemple ?,
et ceux qui leur semblent illégitimes ? comme celui de représentation,
ou le » fumeux » triangle didactique. A. Souriau donne cependant une
version philosophique de cette « situation triangulaire »11
,
et n’hésite pas par ailleurs à valoriser certains apports de la
psychologie, de la caractérologie ou de la pédagogie différentielle
pour l’enseignement philosophique12
.
3°) Nous ne pourrons dansle cadre de cet article traiter l’ensemble de
la problématique13
.
Posons simplement quelques questions :
- Une analyse épistémologique de telle science humaine
? par exemple l’histoire ? lui conteste-t-elle tout champ de validité
sur son objet propre ? Nombre d’épistémologues parlentaujourd’hui
de » savoir régional « , ou de » continent du savoir
« , même dans une perspective phénoménale au sens
kantien. - Une analyse épistémologique de telle science de l’éducation
invalide-t-elle les résultats de toute recherche en ce domaine ? Une
démarche épistémologique est rigoureuse, et ne peut se
contenter d’analyses sommaires ou de condamnation globale, qui risqueraient
de n’êtrequ’idéologie. Nous proposons donc les questions questions
suivantes : Qu’en est-il méthodologiquement des recherches expérimentales
sur l’apprentissage ? A quelles conditions une recherche sur l’apprentissage
en laboratoire peut-elle être utilisée dans une situation scolaire
? Quelles hypothèses et méthodes de validation peut-on développer
sur l’apprentissage de tel concept mathématique dans une classe à
un niveau donné descolarité ? Quel crédit accorder à
la mise en évidence de stratégies intellectuelles plutôt
auditive ou visuelle par la convergence de méthodes différentes
(introspective et expérimentale) dans des lieux distincts (France et
Etats-Unis)14
? Peut-on tirer des conséquences pédagogiques des récentes
découvertes sur la neuro-physiologie du cerveau ?15
etc… - Ce questionnement nous semble plus conforme à une démarche
épistémologique que certaines dénonciations de principe.
Car s’il s’avérait par exemple que l’utilisation de certains modèles
ou théories constructivistes16
, cognitivistes (au sens des sciences cognitives), ou de psychologie sociale17
, articulée avec une élaboration de « l’épistémologie
scolaire » de certaines disciplines18
, nous donnait une certaine intelligibilité sur les difficultés
que rencontre un élève pour se représenter et construire
le concept de respiration, ce serait pédagogiquement utile à
la fois pour lui-même et pour son professeur de biologie.
Mais nous aborderons ici le point crucial de l’enseignement philosophique.
II – VERS UNEDIDACTIQUE DE L’APPRENTISSAGE DU PHILOSOPHER 19
Il ne faut pas oublier, parce qu’on en revient sans cesse à Socrate
et à des questions pérennes, que la philosophie a une naissance
et une histoire (on a même souvent annoncé sa fin), même
si c’est une histoire philosophique, et pas seulement une histoire des idées,
quine va donc pas sans une philosophie de l’histoire de la philosophie. Il
serait instructif d’étudier, dans cette histoire, en quoi la réflexion
continue de la discipline sur l’ensemble du champ culturel a déplacé
le concept qu’elle s’est faite d’elle-même et de son enseignement. Comment
ont pu jouer par exemple les rapports de la philosophie avec le mythe dans l’Antiquité,
la théologie au Moyen-Age, les sciences » dures » aux XVIIe
et XVIIIe,les sciences humaines à la fin du XIXe et au au XXe ? Une
philosophie englobante et systématique peut-elle encore émerger
? Pourquoi l’enseignement de la logique n’est-il plus le seul apanage de la
philosophie ? Pourquoi n’enseigne-t-on plus,comme il y a peu encore, la psychologie
dans le cadre de cette discipline ?
Les connaissances scientifiques qui s’accumulent sur l’intelligence artificielle
et le cerveau humain ne peuvent-elles amenerla philosophie à repenser
la façon dont elle pense la pensée et se pense elle-même
? L’évolution des sciences de l’éducation et les recherches en
didactique ne l’interrogent-elles pas sur sa conception de l’enseignement en
général et sur son propre enseignement ? N’est-ce pas ce qui est
en train de se produire, depuis une décennie, autour du débat
sur l’instruction et l’éducation, qui, au-delà des finalités
de l’école et de laphilosophie (cf. Ecole et philosophie, même
combat), porte sur les méthodes d’enseignement. N’est-ce pas ce qui
commence à se produire aujourd’hui autour de la « question »
de la didactique de la philosophie en classe terminale ?
On reproche aux didacticiens de faire reposer leurs propositions sur une pédagogie
par objectifs. L’intérêt historique de la P.P.O. – comme le
signale D. Hameline20
– est uniquement d’ordre METHODOLOGIQUE, en ce qu’elle a utilement incité
à se décentrer des préoccupations exclusives de celui qui
enseigne, et qui souvent ? comme dit Bachelard ? ne comprend pas qu’on ne comprenne
pas, vers la prise en compte de ce qui se passe chez celui qui apprend, en réfléchissant
sur les conditionsde son accès à l’appropriation d’une discipline
sur les obstacles qu’il rencontre, et donc sur les moyens qui pourraient l’aider
à les franchir. Elle développe aussi chez l’enseignant l’exigence
de préciser ? sur fond de finalités globales ? ce qu’il souhaite
qu’ils parviennent à faire, et quels sont ses critères d’évaluation
de travail fourni ; et chez l’élève, elle favorise la clarification
de l’objet enseigné et des objectifspoursuivis, ce qui facilite son
apprentissage.
Mais une approche par objectifs n’est selon nous légitime qu’à
partir de la spécificité d’une discipline. Nous ne reprendrons
pas ici les quinze objections que M. Tozzi développe dans sa thèse
sur l’inadéquation entre une P.P.O. de type comportementaliste et le
champ disciplinaire de la philosophie21
.
Celle-ci reposant sur une démarche réflexive, cette approche doit
s’appuyer sur les processus d’une pensée en acte, que le behaviorisme
occulte méthodologiquement dans la « boîte noire » du cerveau22
.
Il y a un large consensus chez les philosophes concernant lesfinalités
de leur enseignement : faire émerger l’humanité en l’homme, accéder
à l’universalité de la raison, former le jugement du citoyen,
développer l’esprit critique, etc. Mais n’est-il pas pédagogiquement
utile, si l’on prend par exemple cette dernière formule, que l’élève
puisse se préciser ce que l’on entend par là : la mise en question
méthodique des préjugés comme chez Descartes, le discernement
descritères du vrai et du faux, le fait d’émettre des objections
rationnellement fondées avec pour seul souci la vérité
de son propos ? De l’analyse des finalités vient ainsi la détermination
des objectifs qui leur sont inhérents : ici par exemple la capacité
à remettre en question ses propres certitudes. On peut alors réfléchir
à partir de là aux exercices permettant de développer cette
capacité. Par exemple, etparallèlement :
- faire expliquer par les élèves la première Méditation
métaphysique, pour qu’ils comprennent l’intérêt d’une
telle démarche et les processus de pensée qu’elle met en oeuvre
(par exemple une argumentation questionnante) ; - faire exprimer par les élèves leurs opinions personnelles
sur certaines questions, leur faire construire le concept de préjugé,
et leur proposer une situationd’auto-questionnement à partir des attributs
dégagés23
.
Un objectif précis peut parfois apparaître réducteur par
rapport à une finalité qui l’excède, et seule lui donne
un sens philosophique. Mais il permet de concrétiser pour l’élève
cette finalité globale, et donne un point d’appui pour desexercices
précis. Ceux-ci n’ont inversement de valeur que dans la perspective de
cette finalité, que l’enseignant doit toujours avoir à l’esprit
et qui doit être rappelée aux élèves, faute de quoi
l’on tomberait dans une dérive techniciste déconnectée
de son enjeu philosophique.
La démarche proposée ci-dessus implique donc la clarification
et l’articulation :
- des objectifs de la discipline, dans lecadre de ses finalités ;
- des conditions d’accessibilité et d’appropriation de ces objectifs
par les élèves24
.
C’est une démarche spécifiquement didactique : la différence
selon nous entre la pédagogie et la didactique, c’est que
la première s’intéresse auxméthodes générales
d’enseignement indépendamment de tel contenu précis, et en particulier
à la relation maître-élève, ou groupe-classe, ou
à des capacités transversales, tandis que la seconde est un retour
réflexif sur le contenu spécifique d’une discipline déterminée25
.
On ne se demande jamais autant ce que c’estque la philosophie que quand on
fait de la didactique, puisque celle-ci vise à s’interroger sur ce que
les élèves doivent s’approprier, c’est-à-dire l’essence
de la discipline. Loin de nous éloigner de la philosophie, la didactique
nous y ramène. Il n’est que de voir l’effort que les didacticiens déploient
pour conceptualiser une définition didactique du philosopher conforme
à l’esprit de la discipline, et celui des anti-didacticiens pourdémontrer
que ce que les premiers écrivent, font et font faire n’est pas de la
philosophie ; on se convaincra alors que c’est bien la définition de
la philosophie et la conception que l’on se fait de la son enseignement qui
sont au centre du débat.
Et c’est parce que la didactique est centrée sur la discipline qu’elle
soulève le problème de la relation que l’élève entretient
avec elle. D’où son intérêt pour lesthéories
de l’apprentissage. L’élève y est moins, comme dans la pédagogie,
un enfant ou un adolescent qu’un » apprenant « , ou comme dit humoristiquement
Hameline, un » s’apprenant « . On comprend pourquoi la problématique
d’une didactique de la philosophie tourne autour, comme dit Kant, » d’apprendre
à philosopher « . La traduction didactique de cette formule est l’apprentissage
du philosopher : le philosopher parce qu’ils’agit de l’acte fondateur de cette
discipline ; l’apprentissage parce qu’il s’agit de savoir comment l’élève
va pouvoir s’y prendre pour s’initier à la pensée.
Que faut-il donc entendre par » didactique de l’apprentissage du philosopher
» ? Nous avons proposé la définition suivante26
: » Réflexion sur les processusd’acquisition et d’enseignement
du philosopher en classe terminale, combinant des choix éthiques (ex.
le droit à la philosophie pour tous), une conception problématisante
du contenu de la discipline, des référents théoriques sur
l’apprentissage et une expérimentation sur le terrain « .
Le champ de la philosophie est explicitement immanent à cette définition
de la didactique, par le biais de ses finalités, et par l’essence de
la discipline conçue ici non comme un savoir d’objet ? contenu doctrinal
ou histoire des idées ? mais comme une démarche problématisante
animée du souci du vrai (philo-sophia).
On peut ainsi décliner nos PRESUPPOSES et CONSEQUENCES
:
- Une didactique de la philosophie ne peut être une SCIENCE,
de par la dimension axiologique qui la sous-tend, et de par la nature de la
discipline dont elle vise l’appropriation. - Une didactique de la philosophie ne peut se réduire à une
TECHNIQUE, car on ne » produit » pas le penser-par-soi-même,
qui présuppose l’autonomie du jugement et la liberté d’un sujet. - Une didactique de la philosophie doit être PHILOSOPHIQUE,
parce qu’il s’agit d’enseignement, donc de finalité, et d’enseignement
de la philosophie.Elle doit notamment s’interroger éthiquement sur
les valeurs qui la fondent axiologiquement, sur la volonté d’efficacité
qui la meut praxéologiquement, sur les présupposés épistémologiques
de sa démarche. - Mais elle ne peut être purement philosophique :
- parce que la discipline, en tant que matière scolaire, s’inscrit
dans une institution, à une certaine place (la terminale), avec
ses programmes, examens, horaires, coefficients, statuts de ses personnels,
association corporative, etc. Elle est donc à ce titre susceptible
par exemple d’une approche historique de son enseignement, sociologique,
de ses normes et pratiques professionnelles, de ses notations, etc. Que
de telles analyses puissent être considérées comme
extérieures aux finalités et à l’essence de la discipline,
quiexcèdent ces contingences institutionnelles, elles n’en éclairent
pas moins les conditions concrètes de possibilité de cet
enseignement, dont une didactique ne peut faire abstraction dans sa réflexion
théorique et ses propositions ; - parce que l’élève comme sujet de droit se donne d’abord
et d’emblée dans l’empiricité et l’idiosyncrasie d’un sujet
de fait, qu’il va falloir prendre ? parce qu’on nepeut dénier
la réalité - comme il arrive (et non tel qu’il est), pour lui permettre d’advenir
comme libre pensée. Il y a des éléments dont il faut
tenir compte, de sa personne, de son milieu, de sa culture, de sa manière
particulière d’apprendre, si l’on veut réduire la distance
et l’extériorité qu’il peut entretenir avec l’école
et la philosophie. C’est le rôle de la didactiqued’articuler ces
différences de départ avec la visée de l’accession
à l’universel par des médiations appropriées.Nous savons combien l’attitude intellectuelle dans une classe implique
de conquête quotidienne et permanente sur le bruit, l’inattention,
les préoccupations personnelles et scolaires, l’émotion,
l’incompréhension, l’opinion. L’universalité reste
toujoursune idée régulatrice à proposer, qui ne
s’impose qu’à celui qui peut et veut se rendre disponible. Comment
ignorer les variables qui entravent ou facilitent la mise au travail ?
relations interpersonnelles et groupales, climat de confiance et de coopération,
situations actives et motivantesè ?Mais la didactique, au-delà de ces conditions pédagogiques
générales, se centre sur lesmédiations qui
peuvent favoriser ? mais sans jamais pouvoir mécaniquement l’obtenir
? l’avènement de démarches philosophiques dans une classe
et pour tous les élèves. Elle doit lucidement » distinguer
ce qu’elle peut connaître, et qui concerne les conditions du philosopher,
de ce qu’elle doit faire advenir, et qui concerne l’acte du philosopher
«27
. D’où ses propositions sur l’émergence et le questionnement
des représentations des élèves, le travail sur le
langage et les distinctions conceptuelles pour éclairer une notion
ou un problème, des exercices argumentatifs pour (se) convaincre,
etc.Certes nous (? Il manque un mot)officiellement si pour un élève
la clarification qu’il opère du sens d’une notion ne sera pas seulement
une clarté langagière, et non conceptuelle, et la question
demeurera de travailler didactiquement les conditions auxquelles la définition
prédicative d’un concept, l’exploration de sa compréhension
à travers ses champs d’application, la mise en question de la représentation
spontanée d’une notionpourront vraiment donner lieu à un
processus de véritable conceptualisation philosophique. C’est en
ce sens que la didactique ne saurait se réduire à une technique,
parce qu’aucun dispositif ne sera le presse-bouton d’une pensée.Mais n’en est-il pas toujours de même quelles que soient les méthodes
employées dans l’enseignement philosophique ? Lorsque le professeur
fait un cours magistral ou uneexplication de texte à ses élèves,
il introduit dans son discours la réflexion philosophique. Comment
savoir si ce qui passe dans la tête d’un élève, qui
à la fois écoute (quand il ne rêve pas ou fait des
math), prend des notes (quand ce n’est pas machinal), essaye de comprendre
(si ce n’est pas trop difficile pour lui et s’il n’est pas en retard dans
sa prise de notes), est de l’ordre d’une démarchephilosophique
? Et que dire de la réflexion critique sur ce que le professeur
est en train de dire ?C’est le fond du problème : ce n’est pas parce que le professeur
philosophe devant ses élèves que ceux-ci vont forcément
philosopher. On dira que s’il ne le fait jamais ses élèves
n’auront jamais cette opportunité. Et c’est pourquoi le cours magistral
nous semble l’UNE des modalitésimportante et nécessaire
de l’enseignement philosophique, car il manifeste l’engagement personnel
de l’enseignant. Mais il pose la même question que tous les exercices
proposés par les didacticiens : en quoi garantit-il davantage
l’acte du philosopher chez les élèves, et chez le maximum
d’élèves ?
- parce que la discipline, en tant que matière scolaire, s’inscrit
- C’est là où certaines théories actuelles de l’apprentissage
scolaire nous instruisent. Ce n’est pas parce que je clarifie et simplifie
que cela ne paraîtra pas obscur et compliqué à l’élève.
Mon point d’arrivée n’est pas sans difficulté son point de départ.
La » pédagogie de la clarté » reflète souvent
l’illusion de celui qui a fait un gros effort pour classer, ordonner, exemplifier
ses idées, pour rendre son discours transparent, progressif, accessible,
et croit qu’ayanttout fait pour se faire comprendre il va être compris,
le bon sens étant la chose du monde la mieux partagée, et les
sujets de droit auxquels il a affaire devant se rendre à la conviction
intrinsèque des idées distinctes et des chaînes de raison.
Les recherches théoriques sur l’apprentissage montrent que c’est précisément
parce que l’enseignant sait le mieux ce qu’il enseigne qu’il peut ne pas comprendre
que cela ne puisse pasêtre compris28
. Car celui qui apprend emprunte bien des chemins, et pas seulement celui
de la linéarité expositive, pour comprendreè ou ne pas
apprendre. Voilà qui éclaire singulièrement notre expérience
quotidienne.La didactique de la philosophie a donc tout intérêt à
se confronter àcertains référents théoriques.
Car il y a certaines manières d’enseigner la philosophie qui EMPECHENT
certains élèves de philosopher. Par exemple quand on fait de
la philosophie hors de portée de la plupart des élèves.
Il y a bien de la philosophie, mais pour qui ? Certains témoignages
d’anciens élèves doivent nous interroger. Pas ceux des disciples
qui avaient trouvé un maître, ceux comme nous,enseignants de
philosophie, qui ont choisi cette voie. Mais beaucoup d’autres qui n’ont pas
été saisis par cette vocation : » Le professeur parlait
pour lui. Je ne comprenais rien. C’était trop abstrait pour moi. Je
n’osais poser de questions. Je passais mon temps à » gratter « .
J’ai perdu mon année « . Il ne s’agit ni de se culpabiliser, ni
de reporter toujours la responsabilité sur d’autres : l’élève
qui ne fait pasd’effort, le professeur de français qui ne lui a appris
ni la langue ni la littérature, la famille qui ne l’éduque pas,
l’Etat qui élémentarise et pédagogise le secondaire Mais
de parvenir à l’intelligibilité de notre pratique professionnelle
et des moyens de la parfaire, dans la zone limitée, mais effective,
de notre responsabilité. - Mais ces référents théoriques n’ont philosophiquement
delégitimité qu’à être compatibles avec de
la discipline :
- c’est pourquoi nous avons critiqué par exemple la pédagogie
par objectifs de type comportementaliste ; les notions de savoir savant
et de transposition didactique telle qu’elles ont été élaborées
en mathématiques, parce que la philosophie n’est pas un savoir
d’objet. Tout le travail actuel sur les profilsd’apprentissage ou les
stratégies cognitives, outre qu’il fait débat dans la communauté
scientifique elle-même, pourrait sans prudence dans son maniement
n’être théoriquement qu’une caractérologie mentale
de type innéiste, et en pratique un étiquetage enfermant
l’élève dans un essentialisme. Par contre le concept d’objectif-noyau
défini plus haut, celui d’objectif-obstacle - quipermet
de mettre en place une situation problème à partir d’une
difficulté repérée que l’élève pourra
franchir par la nature des consignes et des tâches qui lui seront
proposées – , nous semblent heuristiquement féconds ; - ces référents impliquent donc à la fois une réflexion
épistémologique sur leurs conditions de validité,
et une réflexion philosophique sur leursprésupposés.
Par exemple certaines théories actuelles – constructivistes – de
l’apprentissage nous apparaissent incompatibles avec les conceptions philosophiques
de la connaissance dont certains se réclament : il paraît
légitime qu’elles soient critiquées par ceux qui s’inspirent
de l’Idée platonicienne, et plus généralement par
ceux qui pensent le critère du vrai comme (re)connaissance dans
une intuition intellectuelle. Tel n’est pas le cas de ceux pour lesquels
le vrai est moins quelque chose qui se voit ou se découvre, que
quelque chose qui est construit par l’esprit humain ou s’invente, orientation
qui s’est esquissée avec Kant, et que l’on trouve chez des philosophes
aussi différents que Nietzsche ou Bachelard. La cohérence
d’une didactique du philosopher avec certaines théories del’apprentissage,
c’est le présupposé d’un certain type de théorie
de la connaissance. Le débat n’est plus alors entre la philosophie
des vrais philosophes d’un côté, et la pseudo-science des
pseudo-philosophes didacticiens, mais entre des options philosophiques
différentes.
- c’est pourquoi nous avons critiqué par exemple la pédagogie
- C’est la raison pour laquelle il ne peut y avoir UNEdidactique
de la philosophie, ni une didactique officielle. Les choix éthiques
peuvent être divers. (Affirme-t-on ou non le droit à la philosophie
de tous ? Postule-t-on ou non l’éducabilité philosophique de
tous ?) Les positions par rapport au champ de validité des sciences
humaines, des sciences de l’éducation sont différentes ; les
théories de l’apprentissage,leur compatibilité avec des théories
de laconnaissance sont jugées diversement. Les conséquences
didactiques ne peuvent donc être semblables, et nous ne faisons que
contribuer au débat.
III – DES EXERCICES QUI FACILITENT, MAIS NE DETERMINENT PAS
Il est surtout reproché aux didacticiens des exercices non-philosophiques,
qui ne pourraient donc initier au philosopher. Quel besoin d’aller chercher
des méditations didactiques hors de la philosophie elle-même ?
Socrate ne pratiquait-il pas le dialogue avec ses interlocuteurs, Hegel ne déployait-il
pas dans ses cours l’absolu de la vérité 29
? Mais Socrate ne dialoguait pas avec un groupe-classe. Hegel s’adressait
à des étudiants motivés et se méfiait de l’enseignement
philosophique précoce ; et Kant affirmait que son oeuvren’était
pas » à la portée du public ordinaire » 30
.
N’y a-t-il donc pas des formes – à la fois nouvelles et philosophiques
– à inventer compte tenu des conditions concrètes de l’enseignement
philosophique actuel ?
- Un débat en classe n’est certes le plus souvent qu’un débat
d’opinions. La question didactique n’est-elle pas alors : à quelles
conditions une discussion collective peut être philosophique ? Comment
échapper à la représentation et au mimétisme du
» débat » télévisé ? Quel type de travail
préparatoire, avec quelles consignes et quels supports ? Comment organiser
l’échange et selon quelles règles ? Aurait-on à s’inspirer
de la disputatio du Moyen-Age ? - De même untravail spontané des élèves
en groupes n’est souvent que bavardage et perte de temps ; et on y fait
souvent tout autre choseè La question didactique n’est-elle pas alors
: à quelles conditions un travail de groupe peut-il être philosophiquement
pertinent ? Comment l’organiser pour que de la philosophie s’y produise31
? Mais pourquoi décréter A PRIORI qu’une discussion plénière
ou un travail indépendant est PAR NATURE non-philosophique ? Nous connaissons
bien la forme du cours, et le dialogue maïeutique. Avons-nous essayé
la lettre, voire le poème philosophique ?32
,
en ce qu’ils peuventêtre vecteurs d’une authentique pensée ?En l’absence de » modèles « , nous manquons d’inventivité.
N’est-ce pas le rôle d’une didactique de la philosophie que de proposer
des formules diversifiées d’enseignement adaptées aux nouvelles
conditions faites dans le système scolaire à » l’apprendre
à philosopher »33
? Il s’agit de se demander ce qui est en jeu dans l’étude d’une notion
ou d’un texte, et d’envisager les situations qui pourront permettre aux élèves
de découvrir cet ENJEU philosophique comme enjeu pour eux-mêmes.
C’est à la rigueur des dispositifs proposés que l’on pourra
juger des conditions facilitatrices (mais jamais déterminantes, nous
l’avons vu) pour l’acte du philosopher. - Une bonne partie des critiques porte alors sur les productions des élèves
obtenues à partir de ces nouveaux exercices : telle définition
du questionnement philosophique, élaborée par les élèves
à partir des attributs de ce concept, quelque pertinents que soient
ceux-ci par rapport à la notion de départ, seraient seulement
rassemblées, non articulés philosophiquement dans une Idée
; telle définitiondu bonheur ne serait qu’une rhapsodie d’éléments
hétérogènes juxtaposés, évoquant, selon
un collègue, « l’ultime tentative d’Euthyphron de définir
la piété », ou « la troisième définition
qu’Hippias propose du beau ».Mais ne serait-il pas étonnant (reprenons le premier cas) que les élèves,
à la quatrième heure du début de l’année, puissent
se définir à eux-mêmes une idée de la philosophie
(idée par ailleurs très problématique !), alors qu’ils
sont là précisément pour s’atteler à cette tâche
? Nous attendons la méthode qui permettrait de réaliser ce miracle
(les renvoyer par exemple d’emblée à L’Architectonique de la
raison pure, p. 561 ?). Nous sommes par contre un certain nombre à
avoir expérimenté qu’au bout de ce laps de temps, les élèves
ont, par la démarche d’induction guidée par contrastesproposée,
construit EUX-MEMES, et sans avoir encore recours à la leçon
ou à un texte, une définition qui n’est peut-être pas
parfaite, mais donne une base de départ intéressante pour une
reprise réflexive par le professeur34
.L’intérêt en fait de telles méthodes, c’est qu’ellesmettent
à nu, à travers des exercices, comment les élèves
s’y prennent pour penser, et précisément en quoi ce qu’ils font
n’est souvent que tentative maladroite pour philosopher : d’où un point
d’appui didactique utile pour revenir sur ces essais et les aider. Mais c’est
en même temps ce qui rend le didacticien très vulnérable,
parce qu’on va juger la méthode sur ces essais, inévitablement
critiquables par lesexperts que sont ses pairs.Le même raisonnement pourrait cependant s’appliquer au cours ou à
l’explication de texte magistrale. Dans ce cas, la situation rend transparente
la démarche philosophique clairement affirmée du maître.
Mais c’est alors le cheminement de l’élève qui est occulté.
On présuppose en effet que le discours du maître, parce qu’il
est philosophique, va philosophiquement éclairer les élèves
: ce qui reste à vérifier. Si on juge alors la qualité
philosophique d’un enseignement dispensé à celle des travaux
rendus (dissertations, copies du bac), que penser alors de tous ces cours
et explications PHILOSOPHIQUES qui étaient censés les
y préparer ?En fait, quelles que soient les méthodes utilisées, on n’est
jamais certain que l’élève – au moment où elles sont
mises en oeuvre -philosophe, car c’est de sa seule responsabilité.
Ce que la didactique recherche, ce n’est pas à produire ou faire produire
de la pensée, mais à faciliter l’émergence responsable
d’une pensée, surtout pour les élèves qui ont beaucoup
de handicaps linguistiques et culturels, par des situations qui peuvent les
mettre sur cette voie. Les exercices de conceptualisation, de problématisation
et d’argumentation, sont de tellesopportunités, au même titre
que le cours dialogué. - Prenons par exemple l’approche métaphorique d’une notion.
On peut certes proscrire philosophiquement l’utilisation de la métaphore
dans l’enseignement philosophique, sinon à titre d’illustration pédagogique,
si l’on considère que la philosophie, compte tenu de son histoire (le
dépassement du mythe) et de sa nature (l’accès au conceptuel),
estune victoire sur l’image dans son usage poétique ou mystique, son
poids de concrétude, d’affectivité et de préjugé.Mais F. Cossutta montre, en comparant certains textes philosophiques, que
si chez Kant par exemple ce n’est pas le contenu qui est métaphorisé
mais sa disposition linéaire, son » mode d’exposition « ,
chez Nietzsche » c’est toute la signification qui est assurée
par l’image « , et chez Bergson ce sont lescatégories abstraites
qui sont médiatisées métaphoriquement, sans pour autant
que la structure d’exposition soit pour autant imagée35
.
Il note chez les philosophes des corrélations distinctes entre champ
métaphorique et conceptuel, et chez certains, comme Bergson ou Bachelard,
un » statut théorique privilégié « de la métaphore,
autorisant parfois une « régulation métaphorique du concept
« . On peut ainsi penser philosophiquement que le discours rencontre certaines
limites à dire ontologiquement l’Etre. On peut aussi affirmer didactiquement
que l’image peut » donner à penser « . La notion de balance
comme symbole de la justice, l’image de la vérité nue sortant
du puits avec un miroir, peuvent être autre chose que des illustrations,
mais des points d’appui pour formuler réflexivement le sens de ces
notions. Il s’agit certes plus d’une approche notionnelle que d’une conceptualisation,
mais cette médiation iconique peut être didactiquement utile
pour certains élèves. La question didactique est une fois de
plus : à quelles conditions peut-on utiliser la métaphore, le
symbole, l’allégorie, l’analogie pour aider l’élève à
philosopher ? - Quant aux procédés d’induction dont il est fait grief
au nom de l’impossibilité de tirer l’universalité d’un concept
d’exemples particuliers, de quoi s’agit-il ? De proposer un matériau
où l’élève, à partir des ressemblances et différences
analyses, dégage les attributs d’un concept. N’est-ce point là
développer une capacité d’analyse ? Quand les élèves
comparent les deux questions suivantes : « Qu’est-ce qu’une molécule
organique ? » et » Quel est le sens de la vie ? « , pour s’interroger
sur la nature de ces deux questionnements, les intentions et les enjeux qui
peuvent les animer, le genre de réponses qu’ils induisent, bref les
caractéristiques de ces types de question, ne peuvent-ils être
sur la voie de mieux comprendre ce qu’est la philosophie, et en quoi l’usage
de son discours est distinct de celui de la science ? Laquestion didactique
est bien : en quoi et à quelles conditions un exercice de classement,
de recherches de critères, de comparaison d’exemples, peut aider un
élève à se poser ces questions et philosophiquement conceptualiser
? - Les exercices d’argumentation seraient enfin purement rhétoriques.
On peut d’abord douter qu’une argumentation puisse être philosophique
sans le pré-requis de la maîtrisede certaines procédures
formelles du raisonnement. On dénonce chez les élèves
l’absence de maniement linguistique de la langue : que n’aimerait-on parfois
qu’ils aient l’habileté des sophistes, pour pouvoir jouer les Socrate
? Car les sophistes ne donnaient pas seulement l’apparence du raisonnement
: ils utilisaient la force de conviction des raisonnements corrects pour persuader.Il ne s’agit pas pour autant de développer enphilosophie l’art de
la persuasion, mais le goût de la vérité. Or Aristote
a donné en la matière une valeur à la rhétorique,
dans la mesure où en philosophie, il s’agit surtout de raisonnements
dialectiques, et de ce que Perelman appelle la » logique du préférable
»36
.
Un entraînement àl’argumentation pour maîtriser les formes
du raisonnement, sortir par le doute questionnant de ses préjugés,
fonder rationnellement ce que l’on avance, se décentrer de son point
de vue pour saisir la logique interne, voire la part de vérité
de son interlocuteur, répondre avec pertinence à une objection
solide, n’est-il pas favorable à l’apprentissage d’une démarche
philosophique ? Rappelons que ces exercices n’ont de sens quefinalisés
par une » éthique communicationnelle » : écouter l’autre,
se faire provoquer dans ses certitudes pour mettre en cause son opinion, chercher
la vérité avec l’autre, essayer non de le vaincre mais de le
convaincre (et soi d’abord). - Dans cette quête, la lecture de textes philosophiques n’est
pas un prétexte à philosopher, mais une rencontre avec une altérité
dont l’enjeu philosophiquemet en jeu une pensée. Elle est fondamentale
d’abord pour des raisons culturelles : il est souhaitable qu’un élève
de terminale connaisse quelques grands moments de la pensée : par exemple
l’ironie socratique, le doute cartésien, l’impératif kantien,
l’hypothèse de l’inconscient de Freud, l’analyse capitaliste de Marxè.
Il y a là des éléments essentiels pour comprendre qui
l’on est et d’on l’on vient.Ensuite,et c’est l’essentiel parce que la philosophie n’est pas une histoire
des idées, les textes nous montrent l’usage de la réflexion
qu’en ont fait de grands philosophes, qui nous incitent à en faire
nous-même usage. Mais voilà : il ne suffit pas de renvoyer les
élèves à des textes philosophiques pour qu’ils comprennent
ce qu’est la philosophie et qu’ils philosophent eux-mêmes. Le rôle
de la didactique est de réfléchir sur lesmédiations
qui pourront faciliter cette appropriation.N’est-ce pas d’ailleurs ce que nous faisons spontanément en cherchant
des textes accessibles, adaptés à chaque classe ? Comment donner
aux élèves une autonomie intellectuelle par rapport aux textes
qui leur seront proposés ? N’oublions pas que du texte qu’ils auront
à l’écrit de leur examen, ils ne sont censés connaître
ni l’oeuvre, ni l’auteur, ni sadoctrine, et qu’ils devront tirer le sens
de l’extrait de ce qui s’y donne à comprendre à sa seule lecture37
.Cela suppose de clarifier pour soi, et que les élèves se clarifient,
ce qu’est lire, ce qu’est un texte, que signifie lire un texte philosophique,
et le lire philosophiquement. Cela implique pour l’enseignant de sepréciser
: non pas seulement comment expliquer un texte aux élèves, mais
comment leur faire expliquer un texte par eux-mêmes ; c’est-à-dire
d’être au clair sur : comment un élève peut s’y prendre
pour lire philosophiquement un texte, quelle stratégie de lecture peut-il
mettre en oeuvre ?Cette réflexion méthodologiquement, sur l’apprentissage de la
lecture philosophique méthodique d’un texte, est l’un deschamps actuels
de la recherche en didactique38
.
Elle aborde la façon dont un élève :
- d’une part peut lire philosophiquement un texte, en identifiant comment
l’auteur s’y prend pour philosopher, c’est-à-dire pour mettre en
oeuvre et articuler, sur un enjeu philosophique, des processus de
problématisation (comment il mène une interrogation, pose
un problème, élabore une problématique), de conceptualisation
(comment il met en réseau des notions, procède à
des distinctions conceptuelles), d’argumentation (quels sont la fonction,
la nature et le fondement des arguments, le statut des exemples)39
; - d’autre part, la façon dont il peut appuyer ses hypothèses
de lecture, sur un certain nombre de caractéristiques linguistiques
du discours philosophique40
,
qui sont autant d’éléments d’analyse en didactique du français,
mais dont il convient des’interroger sur l’intérêt et la
pertinence en philosophie41
.
- d’une part peut lire philosophiquement un texte, en identifiant comment
Si nous nous tournons en conclusion vers l’avenir, c’est parce que nous pensons
d’une part que c’est une chance pour des élèves qui n’auraient
pas connu il y a dix ans notre discipline d’avoirl’occasion de « penser
par eux-mêmes », d’autre part que c’est une garantie pour la démocratie.
Nous nous trouvons aujourd’hui dans les lycées comme les instituteurs
de la troisième République. Mais il ne s’agit plus seulement d’apprendre
au peuple à lire, à écrire et compter, mais à philosopher.
Au peuple, et non à une élite scolairement, donc socialement sélectionnée
comme jadis.
Il faut donc des réponsesà la hauteur de l’enjeu. En conditions
de travail acceptables, surtout dans les lycées techniques. Mais
aussi en méthodes d’enseignement et en formation des maîtres.
Le déni de la didactique au nom d’une certaine conception de la philosophie
et de son enseignement ne nous semble pas de nature à pouvoir relever
le défi d’un enseignement philosophique généralisé.
Pourmettre le maximum de nos élèves d’aujourd’hui dans des conditions
d’activité philosophante, il faut, en même temps qu’une forte et
incontournable formation philosophique, une réflexion approfondie sur
ce que devient une discipline lorsqu’elle s’inscrit dans une institution scolaire
comme matière enseignée, en quoi consistent ses conditions d’appropriation
par les élèves, quels sont les situations et exercices qui peuvent
le mieux ycontribuer. Telle est selon nous la fonction de la didactique.
Michel TOZZI, lycée technique, Narbonne
Claude VINCENT, lycée polyvalent Rive Gauche, Toulouse
Juin 1993
Notes
(Cliquez sur les
pour revenir au texte)
– Il s’agit du procès de la contamination de l’enseignement philosophique
par la transfusion sauvage des sciences de l’éducation. Celui des « didacticiens
de la philosophie », ces ennemis de l’intérieur, nouveaux sophistes,
rhéteurs, métaphoriciens et autres relativistes. Ces enseignants
qui – et ilsen feraient doctrine – :
– en pratique, « enseignent la philosophie d’une manière qui n’est
pas philosophique » (H. Peña Ruiz, lors d’une conférence intitulée
: « Peut-on enseigner la philosophie d’une manière qui ne soit pas
philosophique ? », au stage des 3 et 4/12/1992 organisé par la Régionale
de Philosophie de Nice).
– au niveau des finalités, ne visent pas moins que « l’extinction
de l’humanité en l’homme » (J. Billard,L’Enseignement Philosophique
de Mars-Avril 1993, p. 63).
2
– C’était le titre du stage mentionné ci-dessus. On peut souligner
aussi le stage de Créteil de 1992 : « Qu’est-ce que la didactique
de la philosophie ? ».
– Voir par exemple le n°15 d’Education et Pédagogies sur les
fins de l’école du CIEP (septembre 1992).
4
– On trouvera notamment trace de cesrecherches (Séminaires 89-92 – Universités
d’Eté 91 et 92 – Action de PNF 91-92 – Stages MAFPEN, etc…) dans la
brochure collective : 88-92 : Contribution à l’élaboration d’une
didactique de l’apprentissage du philosopher. 380 pages, décembre 1992,
disponible auprès d’Y. Fumat, Montpellier III, Route de Mende 34000 Montpellier
(120 F).
5
– Il faut donc, conclut J. Billard, « supprimer » les IUFM ; p. 65 de
L’Enseignement philosophique, Sup n°3 de janvier/février 93, p. 65.
6
– On les trouvera par exemple dans :
– C. Coutel. Didactique, pédagogie,philosophie, p. 53 à 78. La
philosophie et sa pédagogie. CRDP de Lille. 1991 (Critique du Cahier
Pédagogique sur Philosopher, n°270, de janvier 1989).
Mais elles portent surtout sur l’ouvrage de M. Tozzi, P. Baranger, M. Benoit,
C. Vincent : Apprendre à philosopher dans les lycées d’aujourd’hui,
CNDP, Hachette, 1992 :
– L. Cornu et A. Vergnioux. La didactique de la philosophie, p. 99 à
105. La didactique en questions,CNDP, Hachette, 1992.
– J. Billard. Sciences de l’éducation et pédagogie de la philosophie,
p. 39 à 63. L’Enseignement philosophique,, Mars-Avril 1993.
– A. Perrin. Une didactique de la philosophie est-elle possible ?, Mémoire
1993.
7
– Nous ne reprendrons pas dans cetarticle l’argumentation sur un « modèle
didactique du philosopher » développée dans l’article de Michel
Tozzi : Contribution à une didactique de l’apprentissage du philosopher.
Revue Française de Pédagogie, INRP, Avril-Mai-Juin 1993.
8
– « La psychologie est davantage une pratique qu’unescience ». M. Thisse-André,
p. 61, Education et Pédagogies, op. cit.
« Le manque d’unité de la psychologie l’empêche d’être
un fondement pour quoi que ce soit ». J. Billard, p. 61, L’Enseignement
philosophique, janvier-février 1993, op. cit.
9
– « Et si par nature, et non paraccident, les sciences de l’éducation
ne pouvaient qu’errer…. » (p. 59). « Faut-il aller jusqu’à
dire que les sciences de l’éducation, comme toutes les sciences humaines,
n’ont pas pour objet de construire l’homme mais de le détruire ? »
(p. 63). J. Billard, op. cit.
10
– P. 104. LaDidactique en questions. Op. cit.
11
– P. 3. Pédagogie et didactique. L’Enseignement philosophique. Mars-Avril
1993.
13
– Sur ce débat général, on lira avec profit : M. Develay,
P. Meirieu, Emile, reviens, ils sont devenus fous. ESF, 1992.
– Cf. par exemple A. de la Garanderie, Les Profils pédagogiques, Le Centurion,
1990, et A. Cayrol et J. de Saint-Paul, Derrière la Magie, Interéditions.
15
– Cf. H. Troche-Fabre, J’apprends donc je suis, Ed. de l’Organisation, 1987.
– Voir Piaget, Bruner, la « zone proximale de développement »
de Vygotskyè
17
– Par exemple A. Perret-Clermont et al., Interagir et connaître, Edit.
de Val, Genève, 1988.
18
– Par exemple, J.P. Astolfi, M. Develay, La Didactique des sciences expérimentales,
Que sais-je ?
19
-C’est le titre du Doctorat de M. Tozzi. Université Lumière,
Lyon II, Juin 1992.
20
– Les Objectifs pédagogiques en formations initiale et continue, ESF,
1979.
22
– Cf. Pour une approche par objectifs des programmes de philosophie, pp. 35
à 41, L’Enseignement Philosophique, Nov.-Déc. 1992.
23
– Pour une telle démarche et quelques réactions d’élèves,
voir M. Tozzi, Doctorat, op. cit., pp. 172 à 176, 432 à 438.
24
– C’est cette articulation qui fonde le concept « d’objectif-noyau »
: un compromisdynamique entre ce que l’élève DOIT apprendre,
s’agissant du noyau disciplinaire, et ce qu’il PEUT s’approprier, compte tenu
qu’il s’agit d’un niveau d’initiation : il devient ainsi un objectif pédagogique.
On ne peut en effet exiger les mêmes performances ? alors que le même
sujet peut être posé ! ? au baccalauréat et à l’agrégation
de philosophie. On voit mal ici comment on échapperait à l’idée
de progressivité dans unapprentissage.
25
– C’est cette réflexion qui fonde le concept « d’épistémologie
scolaire » (M. Develay, Didactique et sciences de l’éducation, Thèse
d’Habilitation, Lyon II, 1990). Il y a d’ailleurs de nombreux débats
actuellement entre pédagogues et didacticiens, à cause de l’importance
que les seconds donnent au savoir disciplinaire : par exemple autour des concepts
de didactique générale ou de didactique(s) disciplinaire(s), de
capacité transversale ou liée à un contenu précis.
Ceux qui critiquent la didactique au nom de son pédagogisme en sont encore
à l’état du débat de la dernière décennie.
26
– Apprendre à philosopher dans les lycées d’aujourd’hui, op. cit.,
p. 155.
27
– P. Meirieu, Préface, p. 10, Apprendre à philosopher dans les
lycées d’aujourd’hui, op. cit.
– Tel est le fondement de la distinction entre une logique d’enseignement, qui
se place du point de vue du professeur et de sa méthode expositive, et
une logique d’apprentissage, qui se place du point de vue de l’élève,
de sa manière d’apprendre et de ses difficultés.
– Il est significatif que soient convoqués en permanence Platon, Hegel
ou Alain, mais jamais Rousseau, dont on ne pourra nier que sa pédagogie
est celle d’un philosophe.
30
– Préfacede la première édition de La Critique de la raison
pure.
31
– A. Souriau et N. Leselbaum ont expérimenté ainsi des formules
de travail autonome en philosophie.
32
– Epicure, Lucrèce ou Voltaire par exemple nous en ont donné d’éminents
exemples.
33
– Rappelons – avec l’histoire de l’éducation – que le cours à
un groupe-classe, ou enseignement simultané, n’a été qu’une
des modalités utilisée àl’école, et relativement
minoritaire, par rapport par exemple au préceptorat (cf. Rousseau) ou
à l’enseignement mutuel.
34
– Sur cette méthode, voir F. Rollin, pp. 119 à 148, L’Eveil philosophique,
UNAPEC, 1982.
– Eléments pour la lecture des textes philosophiques, Bordas, 1989. Voir
pp. 119-120, mais plus généralement le chapitre IV.
36
– L’Empire rhétorique, Vrin, 1977.
– Nous n’écartons nullement pour autant la nécessité de
certains éléments d’histoire de la philosophie, notamment pour
l’analyse suivie des oeuvres.
– Didactiques du français et de la philosophie : continuités et/ou
ruptures ? Deux exemples : lire et écrire un texte argumentatif. Recherche
avec une quinzaine de collègues coordonnée par M. Tozzi et G.
Molière, IUFM-MAFPEN, Montpellier, 1991, 1994.
39
– Voirl’ouvrage à paraître en 1993 de M. Benoit, M. Carré,
M. Tozzi, Analyse de notions et lecture de textes, CRDP de Montpellier
40
– Il faudrait ici étudier critiquement les concepts de « dialogisme »,
« polyphonie énonciative », « champ sémantique et
lexical », etc.
– F. Cossuttat (op. cit.) a ouvert la voie en ce domaine, mais s’adresse plutôt
à des étudiants qu’à des lycéens.