Parole, débat démocratique, discussion à visée philosophie : civiliser notre violence
Parole, débat démocratique, discussion à visée philosophie : civiliser notre violence (oct. 2009)
La discussion à visée démocratique
Quelle est la signification de l’irruption de la parole dans l’Humanité ? La parole peut être la suspension d’une violence physique. La bagarre à mains nues est de l’ordre du contact et du toucher. On est dans la fusion des corps. La parole introduit de la distance symbolique, mais aussi physique, dans cette confusion des corps. La parole utilise l’ouie, le regard. L’épistémologie du regard et de l’écoute sont différentes entre elles, et radicalement différentes toutes deux de l’épistémologie du contact. La parole suppose une temporalité que l’on ne retrouve pas dans le contact. Cette temporalité est de l’ordre du tour de parole : on ne peut pas parler en même temps, sinon on ne s’entend pas. Elle suppose aussi un cadre spatiotemporel : un début et une fin, on doit introduire des règles, une ritualisation. Elle est civilisatrice parce qu’elle introduit une distance entre moi et l’autre, et ce déjà au niveau sensoriel.
Mais la parole peut être violente. Il y a toutes sortes de stratégies qui fait qu’elle est aussi une arme (destructrice comme libératrice). Il y a des conditions pour qu’elle soit civilisatrice.
Regardons de près avec J.-P. Vernant le cercle des guerriers grecs réunis hors bataille. Ils sont en rond, tous et chacun à égale distance du centre qui, lui, est vide. Ils « déposent leurs armes », et un par un, mais l’un après l’autre, ils font un pas en avant, parlent, puis reculent, réintègrent le cercle et se taisent. Le pas en avant symbolise un droit à la parole. Tous les autres doivent se taire quand un et un seul parle ; et au centre, il n’y a rien, sinon le « vide du pouvoir » (Claude Lefort) dans la démocratie naissante. Dans le « miracle grec », s’esquisse la naissance corrélative de la justice (par le procès contradictoire), de la philosophie et de la science (par la rationalité argumentative), de la démocratie (par l’égalité de la parole). La démocratie est un lieu où il n’y a pas de pouvoir transcendant ou héréditaire, il est à organiser. Cette figure du cercle fait que l’on s’autorise à prendre la parole : dans un droit égal à s’exprimer mais avec des règles.
Dès que l’on est plusieurs, il y a nécessité de règles, le pouvoir ne doit pas se prendre n’importe comment. Il y a des tours de parole. C’est aussi la notion d’ « espace public » (Kant) dans la Philosophie des Lumières : il y a un président de séance qui donne la parole selon des règles évitant l’arbitraire personnel, un secrétaire qui est une mémoire collective qui se veut fidèle de la parole prononcée. Pratique sociale où les fonctions sont partagées et différenciées par rapport à la figure du cercle. Il n’y a pas de démocratie sans débat. On a tous les mêmes droits. Dès lors que la parole est publique, elle implique une responsabilité parce qu’elle donne un pouvoir, avec des conséquences, l’effet de sa puissance. C’est une façon d’exister humaine. Ce débat réglé permet « le désaccord dans la paix civile ». On n’est pas d’accord mais on n’en vient pas aux mains. Le désaccord est médié par la parole et par le dispositif. Il y a un nouage entre la parole et la façon dont elle est organisée. Mais suffit-il qu’un débat soit réglé démocratiquement pour qu’il cesse d’être un combat ?
La limite de toute logique argumentative où il y a un face à face, où il faut faire face, où l’on veut « sauver la face » (Gofman), c’est que l’on voudrait bien avoir raison, et quelque part « avoir raison de », comme s’il y en avait un de trop, l’autre. Parce que l’on est dans une logique de l’action, où souvent dé-battre c’est battre, con-vaincre c’est vaincre. Cela peut donc maintenir un rapport de force. Comment faire avec ce rapport de force dans une institution éducative? Quelles médiations pour passer de rapports de force à des rapports de sens ? Dans le milieu scolaire, on ne peut pas calquer le débat sur ses seules pratiques sociales de combat.
La discussion à visée philosophique
Comment didactiser le débat pour apprendre à grandir en humanité ? Dans la didactisation du débat scolaire, c’est là où intervient la discussion philosophique. Dans la discussion, on retrouve l’idée d’une errance, d’une itinérance. On est dans la discursivité, dans le risque, dans le tâtonnement expérimental. On s’enrichit alors de la radicale altérité de l’autre. Il faut avoir une discussion à la fois philosophique et démocratique. A chaque fois que l’on est sur un débat démocratique, on sera sur la voie de la civilisation mais ça ne sera pas suffisant, car la raison est du côté du nombre : on a raison parce que l’on est le plus nombreux par le vote.
Dans la discussion, on gagne quand l’argument vise à amener non une « victoire » mais à un horizon d’entente consenti sur le « meilleur argument » (Habermas). L’accès au langage est aussi l’accès à un langage intérieur qui permet une pacification intra et interpsychique. On peut faire de l’enfant un « interlocuteur valable » (J. Lévine) l’autorisant à faire l’expérience du cogito, entrant ainsi dans l’humanité. C’est une expérience du parlêtre (l’être qui parle de Lacan) comme « pensêtre » (être qui pense). Le débat philosophique est thérapeutique, mais de surcroît, non par finalité, qui est d’abord réflexive. C’est à nous de développer une empathie non psychologique mais cognitive, apte à comprendre l’expression d’une vision du monde. Un monde qu’il n’a pas choisi et dans lequel il a été « jeté ». La traversée de l’affect au concept est ce travail proprement philosophique : l’enfant trouve des mots et des pensées pour se penser, ce qui lui permet de grandir.
Pour que le débat réglé soit humanisant, il faut que les rapports de sens s’inscrivent dans une éthique : une façon de s’écouter en respectant l’autre et ses idées. On a besoin de l’autre pour que ce soit plus clair pour nous.