Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Philosopher avec des adolescents

La démarche de l’apprentissage du philosopher en situation éducative nous semble, malgré les nuances des dispositifs pédagogiques convoqués, relativement identique dans son « allure » quel que soit l’âge de l’apprenti-philosophe : attitude de questionnement et d’auto-questionnement devant les problèmes qui me sont posés par ma condition humaine (la question de la mort surgit dès 3-4 ans), recherche d’une réponse personnelle à partir de cette question qui me fait problème, travail critique par confrontation à d’autres points de vue que le mien sur les opinions qui me viennent alors spontanément, bref démarche rationnelle d’examen pour me questionner, savoir de quoi je (et dans un groupe on) parle (processus de conceptualisation), et si ce que je (on) dis(t) est vrai (processus d’argumentation)…

Mais cette démarche prend une coloration particulière selon qu’il s’agit d’un jeune enfant, qui voit l’éveil de sa pensée réflexive enracinée dans sa sensibilité et son imagination, un adolescent qui aborde sa crise identitaire, ou un adulte.

Nous entendons par adolescent un enfant qui entre, vers 11-13 ans en occident, dans le processus de la puberté, avec les transformations physiques, psychiques et sociales importantes qui s’ensuivent.

L’adolescent, un questionné malgré lui, qui s’oppose pour s’affirmer et se rassurer (éteindre l’incendie de la question)

Cette évolution-révolution de l’individu dans cette phase de son développement a des conséquences significatives à prendre en compte dans son éducation. Retenons-en deux essentielles :

- Si l’on en croit la psychologie, et en particulier la psychanalyse, l’entrée dans l’adolescence met en crise la perception du moi, qui doit remanier l’organisation de ses instances psychiques, dans une relation complexe entre une histoire passée dans la prime enfance et les sollicitations de l’environnement actuel : le rapport au monde, à autrui et à soi-même initie un processus de structuration et de restructuration problématique, qui ne va pas sans étonnement, peur, jouissance et souffrance.

- La perception d’autrui, facilitant ou menaçant, que ce soient les figures d’autorité (parents, maîtres) ou le jugement du groupe de pairs, deviennent déterminantes dans la façon de se situer et de réagir.

C’est dans ce contexte humain qu’advient la proposition éducative de l’apprentissage du philosopher. Elle se confronte aux questions implicites ou explicites, baignées d’affectivité (ex : angoisse, fierté), de l’adolescent surpris par les transformations de son corps, de sa voix, de sa sexualité : que devient ce moi-même qui change, qui est cet autre que je deviens, qui suis-je en définitive, que veux-je aussi devenir ? etc. Ces questions provoquées depuis le dedans de mon corps m’ébranlent dans l’émotion comme sujet singulier expérimentant sa solitude à s’assumer, me déstabilisent et expliquent ma réactivité à l’environnement (agressivité ou repliement sur soi). Le rapport au savoir pose alors problème à l’école, car la perte de repères cognitifs sécurisants, les aléas des difficultés de l’apprentissage et le risque d’échec fragilisent une estime de soi déjà mise à mal par le manque d’assurance, de consistance d’un mutant. D’où souvent une attitude d’autant plus extérieurement affirmative et d’opposition que l’intérieur est craquelé, qui tente de tenir lieu de contenant aux pulsions.

L’adolescent-philosophe, ou l’assomption d’un questionnement humain

Comment donc amener à se questionner rationnellement en tant que liberté endogène qui soutient la question et se met en recherche (attitude philosophique), quelqu’un qui est affectivement questionné (et non questionneur) dans son existence même, et que ce questionnement exogène (venant d’un corps ressenti comme étrange, étranger) bouleverse, et qu’il voudrait faire taire, ou tout au moins apaiser ? Comment cultiver le questionnement chez celui qui, doutant de lui, cherche désespérément des certitudes, et les métaphorise dans le passage à l’acte d’une opposition ? Quelle démarche pédagogique et didactique de l’éducateur pour accompagner chez l’adolescent (versus de l’enseignant pour favoriser chez l’élève) une traversée :

- de la question qui s’impose à l’adolescent à la question qu’il se propose ;

- de l’affect subi vers le concept construit?

Quelques pistes pour la pratique

1) Là où le psychologue se met cliniquement à l’écoute individuelle du vécu global d’un adolescent dans sa dimension affective, comme sujet singulier (j’écoute ta personne dans ton ressenti), et tente de lui faire mettre en mots sa souffrance, l’accompagnant-philosophe met en débat dans une communauté de recherche entre sujets rationnels l’événement existentiel qui advient dans le développement de tout homme, en le traitant comme un objet de réflexion à discuter, avec une écoute cognitive des idées à confronter. Exemples :

- à votre avis – travail sur la conceptualisation, ici par une distinction conceptuelle – quelle différence y a-t-il entre un jeune enfant et un adolescent ? Ou entre un adolescent et un adulte ? Un adolescent peut-t-il être déjà adulte ? Ou un adulte encore adolescent ? On travaille ici sur les attributs des concepts de jeune enfant, d’adolescent, d’adulte, sur leur extension ou les champs d’application de ces notions par des exemples oui/non à justifier.

- Travail sur la conceptualisation et l’argumentation : quand peut-on dire qu’un adolescent est libre ? (travail sur la notion de liberté). Ou : pourquoi un adolescent, à votre avis, critique-t-il souvent la légitimité des règles ? A-t-il raison ou tort ? (travail sur les notions de règle et de loi, sur la légalité et la légitimité, l’éthique et la politique…). Ou : que pensez-vous en tant qu’adolescent du jugement d’autrui ? Est-il ou non fondé (travail sur la notion d’autrui, de jugement, d’éthique…) ?

Alors que le psychologue à une approche cathartique de l’expression verbales des affects, le philosophe trouve dans le langage le lieu d’élaboration d’une pensée conceptuelle (dont on peut penser par ailleurs qu’elle est, par effet de distanciation et d’objectivation d’une part, de mutualisation dans un groupe d’autre part, cathartique pour l’adolescent, mais de surcroît).

2) Si l’on trouve que le mot adolescent est « trop chaud », parce qu’il implique personnellement, ce qui peut être inhibiteur dans la prise de parole, supprimons le mot et remplaçons-le par un générique (l’homme, les individus, on etc.), les élèves répondront de toute façon en fonction de leur expérience de la vie : « Pourquoi critique-t-on souvent la légitimité des règles ?

3) Pour que les adolescents inhibés osent parler devant leurs camarades, et pour ceux qui ne parlent que trop pour s’imposer, il faut travailler sur les enjeux de l’activité proposée : non un rapport de force pour triompher (jeu gagnant-perdant), affirmer sa virilité (garçons), mais un rapport de sens où l’on a besoin de la réflexion de tout le monde parce que la question nous concerne tous, est difficile et complexe, et que chacun est gagnant à écouter sur ce sujet les autres qui peuvent l’éclairer (jeu gagnant-gagnant). Ceci suppose que chacun soit instauré – d’où le rôle et l’exemple du maître, en « interlocuteur valable » (J. Lévine), valorisé par son apport (à un moment de doute de soi et de faible estime) – mais devant toujours aller plus loin, car il y a des exigences intellectuelles – ; situation de communauté de recherche avec un climat de confiance de l’enseignant envers chaque élève et le groupe, pour atténuer la peur du jugement de l’élève par le professeur et les pairs.

4) Ceci est particulièrement important avec les élèves en échec scolaire, qui traversent le bouleversement de l’adolescence alors qu’ils sont souvent déjà perturbés par des problèmes familiaux ou scolaires antérieurs. Pour ces adolescents, c’est leur rapport global au monde, à autrui et à eux-mêmes qui est problématique, et le refus d’apprendre traduit leur angoisse forte devant la confrontation à un inconnu déstabilisateur. C’est ce rapport problématique au monde qu’il faut médier par le questionnement philosophique, dont il est toujours étonnant de voir à quel point ils peuvent aisément y entrer, en raison même de leur sensibilité existentielle exacerbée (la « douleur d’être » dit Lacan) : mais à condition de bien choisir les thématiques existentielles qui les accrochent ; de les faire entrer dans la réflexion par l’oral et la discussion, qui ne portent pas le sceau d’une école problématique pour eux par son rapport à l’écrit, et dans lequel ils n’ont pas « l’impression de travailler » – ce qui est faux, car on y travaille autrement ; de mettre en place un dispositif démocratique de prise de parole avec quelques règles simples de circulation ; de n’attendre aucune « bonne réponse », ce qui les remettrait dans une situation scolaire de jugement, puisqu’il s’agit de travailler sur ses représentations et d’échanger des arguments pour s’enrichir ; de restaurer leur blessure narcissique de se vivre comme « nuls » quand les résultats scolaires sont mauvais, en postulant leur éducabilité philosophique – et donc d’avoir confiance en leur potentialité, en le leur faisant sentir.

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