Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

La philosophie en réseau : la diffusion de la discussion à visée philosophique par internet 

Je voudrais brièvement montrer comment une innovation pédagogique a pu être significativement confortée dans sa diffusion par l’utilisation d’Internet.

On constate depuis bientôt dix ans dans les classes l’émergence de discussions à visée philosophique à l’école primaire et au collège, le développement de stages en formation initiale et continue sur ces nouvelles…

pratiques, la multiplication d’ouvrages didactiques et de collections ad hoc en littérature de jeunesse, alors que paradoxalement la philosophie n’est pas à ces niveaux une matière au programmeNote1 .

Le premier colloque sur les nouvelles pratiques philosophiques, ouvert à l’INRP en avril 2001, àl’initiative hors institution de la Fondation 93, a été la première occasion de rencontre de praticiens et formateurs d’horizons divers, qui ont pu ainsi connaître et mutualiser leurs pratiques. C’est alors qu’a été proposé de continuer ces échanges par une liste de diffusion et d’échanges : pratiques-philosophiques@yahoogroupes.fr

(inscription : chazerans@laposte.net),

doublé d’un site : www.pratiques-philosophiques.net, tous deux gérés au départ par Jean-François Chazerans, professeur de philosophie àPoitiers.

 

Des listes, un site

La première, qui existe toujours, avait pour objectif d’informer et de discuter sur toutes les nouvelles pratiques, formations et recherches se réclamant de la philosophie à l’école et dans les institutions de formation, en France comme à l’étranger. S’est ainsi progressivement constitué autour de la liste un réseau informel,rejoint par nombre de praticiens, mais aussi de formateurs et de quelques chercheurs, qui a permis les premières années d’aborder les principales questions posés par ces pratiques, par exemple le positionnement de l’enseignant, son degré de guidage, son rapport à la parole des élèves, au pouvoir et au savoir dans la classe, ou bien les types de disposifs, procédures, supports utilisés par ces pratiques. La liste aaussi permis de faire connaître chaque colloque annuel organisé depuis. Elle était de ce point de vue un prolongement des contacts entre deux colloques, où les gens faisaient physiquement connaissance. Des sites spécifiques furent par ailleurs créés pour organiser chacun des colloques.

J’ai proposé, au second colloque de mai 2002 tenu au CRDP de Rennes, de fédérer tous les participants de la listeintéressés en un réseau collectif de recherche-action sur « le rôle du maître dans ces pratiques ». Une seconde liste de recherche fut ouverte à cet effet, qui a permis de produire en quelques mois une trentaine de textes sur la question, consultables sur le site, qui ont été d’une part discutés pour certains sur le réseau, d’autre part analysés dans des mémoires demaîtrise en sciences de l’éducation, et ont donné lieu à un symposium sur le thème à Montpellier 3 en 2003Note2 . Au 3ième colloque de 2003 à Nanterre, une autre recherche fut lancée sur « le questionnement des élèves »…

Il était ainsi démontré que le réseau, par le biais d’internet, devenait, sous la forme d’une « communauté virtuelle », un support d’une part pour des échanges entre praticiens et formateurs, d’autre part pour la diffusions de matériaux pour des recherches universitaires. Et qu’il était un outil fondamental pour maintenir le lien entre des individus très dispersés dans l’espace (avecmême une dimension internationale), souvent isolés, ayant besoin d’être confortés dans leur désir d’innover, par l’étayage soit des commencements (c’était le cas pour de nombreux professeurs d’école stagiaires qui voulaient se lancer), soit des arguments requis dans un contexte, s’agissant d’innovation, au mieux perplexe, parfois hostile (Quel lien avec les programmes ? Quellelégitimité à se réclamer de la philosophie ? Comment en l’absence de formation philosophique ! etc.).

Quant au site, il a accueilli pendant plusieurs années des matériaux très divers, actuellement consultables : articles racontant des pratiques sur le terrain ou en formation, ou de réflexion sur cette innovation, mémoires professionnels, de maîtrise, DESS, DEA etc. Ces matériaux ontété et sont très utiles, car ils matérialisent l’avancée de cette innovation sur le triple terrain de la classe, de la formation et de la recherche.

 

Des confrontations vives

Cette innovation a rencontré et rencontre encore, en France, une vive opposition de l’institution philosophique, formalisée par l’Inspection générale au colloque de Balaruc en avril 2003,qui la conteste ainsi de l’extérieur. Mais parce qu’elle est à l’origine issue du terrain lui-mêmeNote3 , et qu’elle n’est pas pour l’instant institutionnellement normée, normalisée par des textes, elle s’est développée sur le terrain dans des directions très différentes : non interventionnisme de J. Lévine ou visée autogestionnaire de J. F. Chazerans, dispositif démocratico-philosophique de M. Lipman, A. Delsol ou S. Connac, directivité de A. Lalanne ou O. Brénifier par exemple.

D’où aussi un débat interne au mouvement sur la diversité des pratiques. Les colloques ont toujours accueilli sans exclusive ces différentes sensibilités, et mêmeencouragé cette diversité, faisant d’une part exposer, d’autre part expérimenter dans des ateliers les différents dispositifs, les soumettant à la comparaison et l’analyse.

La liste de diffusion a été, au-delà de l’aspect ponctuel des colloques annuels, ce lieu continu privilégié où ont été disséquées ces différentes pratiques, où chacun adû faire face aux remarques voire aux critiques d’autres courants, à expliciter ses présupposés, à justifier ses tenants et aboutissants. Elle a été ainsi, au delà des convergences et du socle commun des innovateurs (l’éducabilité philosophique de l’enfance, l’importance de la parole des élèves et de l’échange oral, la non imposition aux élèves du point devue du maître etc.), un lieu d’exploration des différences de pratiques, des exigences du type de formation souhaitable, de formalisation des divergences, d’élaboration d’argumentation de thèses et d’objections, ce qui a favorisé nombre de clarifications sur le pourquoi (objectifs visés) et le comment de ces pratiques, permettant aussi des évolutions de points de vue, des concessions et nuances, des changements depratiques pour certains.

Cette confrontation fut parfois rude, car le gestionnaire de la liste refusait tout rôle de modérateur, alors qu’étaient en présence de fortes personnalités. Quelques remarques sur ce point, car le débat lui-même a eu lieu sur la liste. La confrontation d’idées (le conflit socio cognitif), en l’absence volontaire de toute modération, peut vite tourner à l’affrontement interpersonnel (le conflit socio affectif), et ce pour plusieurs raisons.

Certaines sont dues à l’outil internet lui-même : intensité de l’attaque ressentie par le récepteur quand il y a le poids d’un écrit (les paroles s’en vont, les écrits restent !), et une parole perçue comme agressive à lui adressée lue par tous les autres (ce qui lui fait publiquement« perdre la face » selon l’expression de Goffman) ; réponse immédiate à ce message, sous le coup du choc reçu, sans refroidir l’émotion, ni réfléchir suffisamment sur le fond (inconsistance de la pensée), et le ton utilisé (attaque ad hominem, ironie) ; impossibilité de régulation et de réajustement possible dans la communication, au cours de la réactionécrite, par absence d’un feed-back instantané réel de son interlocuteur, paraverbal (l’intonation comme au téléphone) ou non verbal (regard, mimiques, gestes perçus dans le face à face en présence du « visage » et de son éthique, comme dit Lévinas).

La vivacité des échanges s’explique aussi par l’implication forte des acteurs dans cette innovationsignificative, l’énergie pour la promouvoir, l’accompagner malgré l’inertie du milieu et les critiques philosophiques radicales, la conviction de l’intérêt de cette pratique, débat-combat qui suppose des personnalités dynamiques et tenaces, se frottant les unes aux autres, dans un jeu d’alliances communes vis à vis de l’extérieur du mouvement attaqué, et de rivalités en paternité et leadership à l’intérieur. Ce qu’on peut regretter à ce propos, c’est que la vivacité de ces échanges empêche de fait certains de parler, qui ont peur s’ils s’exposent de se faire prendre à partie… Limites d’une démocratie de la parole en droit, mais pas forcément en fait !

La percée des nouvelles pratiques à visée philosophique, qui correspondà un besoin sociétal de sens (voir le développement des cafés philo dans la cité), au moment où l’école tente de reconfigurer ses missions, bouscule comme toute innovation certaines strates de l’institution. Or aucune institution éducative n’a actuellement le pouvoir et la capacité de normaliser un réseau internet d’échange et de recherche sur une pratique pédagogique. Lecaractère horizontal du réseau met ainsi à égalité d’intervention le professeur des universités et le professeur d’école stagiaire. Même si continuent à jouer comme dans toute communication humaine des effets de prestance, ils sont atténués par l’horizontalité du réseau, et la liberté de ton (avec ses avantages et ses inconvénients)… L’expériencemenée montre que le web représente ainsi un formidable pouvoir d’expression, de mutualisation, de libre analyse pour innover : il a une fonction informelle mais effective de diffusion des informations, de discussion entre participants éloignés, et d’autoformation collective.

 


Notes
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1 Voir par exemple une bibliographie dans les Cahiers pédagogiques n° 432 (avril 2005), et une sitographie dans Les activités à visée philosophique en classe (coord.M. Tozzi), Crdp Bretagne, 2003).


2 Voir dans La discussion en éducation et formation (coord. M. Tozzi, R. Etienne), l’Harmattan, 2004.


3 Pour un historique de ces nouvelles pratiques en France, voir : « L’émergence de pratiques à visée philosophique à l’école primaire et au collège », Spirale n° 35, Université de Lille 3, 2005.

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