Café philo Narbonne : comptes rendus des séances année 2005-2006
Ma vie est-elle une opportunité ?
Café-philo de Narbonne, le 05/09/05
Animation M. Tozzi – Synthèse R. Jalabert
Si personne n’est créateur, à l’origine, de sa propre vie, c’est qu’elle nous est quelque part « donnée » (don de Dieu selon les croyances religieuses ; des parents biologiques diront les athées),…
« offerte », au risque de mettre l’être humain en dette. Bien que n’étant pas à l’origine de la vie qui m’a été donnée, n’ai-je pas néanmoins l’opportunité de la créer, de la façonner a posteriori ? Occasion favorable, moment propice, chance offerte, … que pourrait être cette opportunité ?
La vie, un cadeauempoisonné ?
Certains participants semblent éprouver quelques difficultés à envisager comme opportunité une vie qu’ils perçoivent comme aliénation. De plus, s’obstiner à considérer la vie comme opportunité pourrait entraîner selon eux l’aliénation des « autres » qui subiraient les conséquences d’un tel état d’esprit. Leseul choix qui nous est offert, entend-on, c’est le choix d’y rester [en vie]. A bien y regarder, la vie (qui « finit toujours mal » et dont « la fin est inscrite en son début ») n’est-elle pas un cadeau empoisonné (selon bien entendu une certaine conception de la mort)? Ainsi un participant en arrive à se demander si la vie n’est pas tout simplement l’opportunité de mourir. Un autrerenchérit, sous forme de boutade : « Ma mort est-elle une opportunité ? ».
La vie est une opportunité…
Sans nier pour autant l’inéluctable finitude propre à l’existence humaine, certaines interventions se montrent autrement plus optimistes, estimant que « la vie n’est jamais close jusqu’à l’instant de la mort » (voilà qui pourrait être qualifié de « lapalissade »). Vivre, c’est agir, avancer, progresser ; c’est (se) fabriquer des opportunités, voire même transformer sa vie en opportunité. « Choisir de vivre » n’est pas « choisir sa vie », et si nous n’avons pas pu choisir de vivre nous pouvons néanmoins choisir notre vie en agissant, en devenant auteur et acteur de cette vie.
… mais encore faut-il la saisir !
Comment expliquer que pour les uns la vie est une aliénation, pour les autres une véritable occasion, opportunité, tandis que certains affirment une variabilité (« selon le moment, la vie est ou n’est pas une opportunité », « certains jours oui, d’autres non … ») ? Problème deperception ? Un participant propose alors un éclairage par la langue chinoise qui a recours au même caractère (à la même clé) pour former les idéogrammes « opportunité, chance, occasion » (jihui) et « crise » (weiji). On remarque effectivement la présence d’un « ji » premier ton dans les deux mots, qui pourrait peut-êtreexpliquer cette alternance. Tout au moins si la vie peut être une chance, une opportunité, tout le monde ne semble pas avoir cette chance. Il y aurait donc des opportunités que certains ne pourraient pas saisir ; nous ne serions pas tous égaux devant l’opportunité de la vie. « Pour certains, entend-on, la vie ne devient opportunité que si quelqu’un leur dit … ».
Pourconclure…
La difficulté à voir (et savoir) l’opportunité de la vie tiendrait au fait qu’elle se déplace sans cesse, à l’instar de Kaïros qui file à toute vitesse. Pour pouvoir espérer la saisir lorsqu’elle se présente, il faut donc se tenir à l’affût du moment opportun (instant fugace). Mais comment ? Une participante suggère alors de se poser cettequestion [« Ma vie est-elle une opportunité ? »] tous les jours, même si l’on sait qu’ « on ne peut y répondre qu’à la fin … et qu’il est hélas trop tard ».
Pourquoi désirer l’impossible ?
Café-philo de Narbonne, le 17/10/05
Animation M. Tozzi – Synthèse R. Jalabert
Sil’impossible est, par définition, ce qui ne saurait exister, se produire ou être réalisé, pourquoi l’homme lui destine-t-il ses désirs ? Doit-on voir là un paradoxe chez l’être humain à ainsi prendre pour objet de désir ce qui ne pourra le satisfaire, ou bien est-ce une « ruse » de l’homme pour avancer, progresser et repousser les limites ?
Désirerl’impossible ?
Après un nécessaire éclaircissement des termes de désir, besoin, volonté ou encore souhait ; et une plus scrupuleuse distinction entre besoin et désir (le premier, ramené à des réalités biologiques nécessaires à l’individu et à la survie de l’espèce, semble pouvoir trouver satisfaction, tandis que le second se démarqueprécisément par l’absence d’objet susceptible de le satisfaire), les participants conviennent d’une incontestable congruence entre le désir et l’impossible. Rien d’étonnant a priori à désirer l’impossible puisque tous deux semblent converger par leurs propensions respectives à l’insatisfaction et l’irréalisation.
L’impossible, moteur du désir humain
Si le désir peut être un puissant moteur pour l’être humain (« Il n’y a qu’un seul principe moteur : la faculté désirante », selon Aristote ; « Le désir est l’essence de l’homme » chez Spinoza ; …), quel est le moteur du désir ? Il suffit de regarder chez Platon (dans Gorgias avec le tonneau percé des Danaïdes, ou encore dans le Banquet) pour se rendre compte que c’est le manque qui fonde, qui structure le désir. Nous comprenons mieux alors que le désir humain se tourne ainsi vers ce qui est prétendu impossible, irréalisable. Loin d’être une absurdité, désirer l’impossible se révèle être une nécessité : c’est parce qu’il y a de l’impossible, et donc dumanque, qu’il y a du désir. Ce qui était posé comme finalité devient cause et nous appréhendons désormais l’impossible comme cause du désir. Mais à bien y réfléchir, penser le désir (et donc le manque, l’impossible) comme moteur, comme force vitale qui amène l’être humain à avancer, à progresser, cela ne tend-il pas à repousser certaines limites et par lamême occasion à rendre possibles certains impossibles ?
De la possibilité de l’impossible…
Il semble y avoir dans le désir de l’impossible un désir de rendre possible ce que tout le monde estime impossible. Les records sportifs qui ne cessent de se succéder témoignent du caractère incertain et fluctuant des limites qui séparent le possible et l’impossible. Demême qu’il en est pour la validité d’une hypothèse au sein d’une communauté scientifique, d’impossible il n’y aurait finalement que jusqu’à preuve du contraire. Bien souvent, ce n’est pas parce que les choses sont impossibles que nous ne les réalisons pas, mais plutôt parce que nous les jugeons impossibles. L’impossible ne serait-il pas une illusion, pure invention de l’homme, ou encore levisage que se serait trouvé notre désir pour nous permettre de voir le plus loin possible et nous transcender ? Le rêve, la croyance, mais encore l’art ou la passion, peuvent nous faire oublier les limites et les dépasser, rendre donc possible ce qui ne l’était pas jusqu’alors.
Pour conclure, il convient de se demander s’il existe des impossibles absolus pour l’homme. L’immortalitésemble alors faire l’unanimité parmi les discutants, ce qui amène certains d’entre eux à se demander si désirer l’impossible ne serait rien d’autre, in fine, que la conscience de l’homme de sa propre finitude et le refus de l’accepter ? D’autres préfèreront s’en remettre aux mots de René Char : « L’impossible, nous ne l’atteignons pas, mais il nous sertde lanterne ».
Comment sait-on qu’on aime vraiment ?
Café-philo de Narbonne, le 14/11/05
Animation M. Tozzi – Synthèse R. Jalabert
Voilà un sujet qui croise les questions de l’amour et du savoir ; mais peut-on avoir un savoir sur l’amour ? Si le problème de l’état amoureux est bien souvent de ne pas durer, le propre del’illusion est de n’être perçue comme telle que lorsqu’on n’y est plus. Comment savoir dès lors si le sentiment que l’on éprouve présentement est ou n’est pas véritable ? Quels critères pourraient permettre de distinguer l’amour vrai de l’amour illusoire ?
« Quand on juge, c’est qu’on commence à ne plus aimer. » (SachaGuitry)
Le simple fait de se poser cette question pourrait suffire à soupçonner un problème, une incertitude chez la personne qui serait censée aimer. « Si je me pose cette question, c’est que je commence à me détacher », lance une participante. « Quand on se demande, c’est que le ver est déjà dans le fruit », entend-on encore. Si les prémices de la finde l’état amoureux sont contenues dans cette interrogation, faut-il se garder d’y penser pour préserver l’authenticité de l’amour ? Reste néanmoins la possibilité d’explorer cette question philosophiquement…
Les critères de l’amour vrai …
- Le désintéressement :
S’en remettant aux mots d’Emmanuel Lévinas (« Le véritable amour est l’amour qui ne demande rien de l’autre »), plusieurs participants voient dans le désintéressement un indicateur sûr de l’amour vrai. Humilité, abnégation et spontanéité constitueraient ce sentiment désintéressé.
- La dépendance :
Sensation de manque indicible, le sentiment d’amour comme dépendance seraitcomparable à l’état d’un drogué.
- Mourir pour l’autre :
Être prêt à donner (ou prendre le risque de) sa vie, voilà une attitude héroïque (à l’image d’Achille et Patrocle) qui constituerait l’expression, la preuve incontestable d’un amour vrai.
- Respecter la liberté d’autrui :
Aimer l’autre au point de respecter saliberté … d’être infidèle (à l’instar du couple Sartre – De Beauvoir), l’amour vrai ne s’embarrasserait pas de jalousie.
- L’égalité :
Instaurant un rapport d’égalité entre les deux personnes, l’amour vrai n’aurait rien à voir avec la fusion mais au contraire une acceptation de l’autre en tant qu’autre que soi, au-delà de toutesoif de domination.
- Faire passer l’autre avant soi :
D’un altruisme démesuré qui rejoint en certains côtés le désintéressement, l’égalité et le respect de la liberté d’autrui, l’être aimant n’hésite pas « à se courber » devant l’être aimé.
- Le sentiment de complétude :
Avoirl’impression que notre désir, notre manque est comblé par l’autre et lui seul.
Pour conclure…
Le doute subsiste quant à la possibilité de savoir si on aime vraiment. Si le propre de l’état amoureux est précisément de ne pas se poser de questions, il semblerait qu’on ne puisse aimer vraiment … que sans le savoir ! Seule la fin, la sortie de cet état amoureuxpourrait nous permettre de savoir. Reste à se demander comment savoir, dans l’après-coup, a posteriori, que l’on a vraiment aimé ? …
Perdre sa vie à la gagner…
Café-philo de Narbonne, le 12/12/05
Animation M. Tozzi – Synthèse R. Jalabert
Gagner sa vie est une préoccupation centrale pour la majorité des jeunes et desadultes. Généralement par le travail, en essayant de faire un métier qui plaît, et surtout qui rapporte le plus possible. Car plus on gagne d’argent, plus on peut réaliser de désirs, dans une société où la consommation promet le bonheur. C’est alors qu’il convient de se questionner : gagner toujours plus, et donc toujours plus travailler, n’est-ce pas finir par perdre sa vie à la gagner ?
Au jeu de la vie…
Perdre et gagner, voilà deux termes qui évoquent le jeu. Or c’est de la vie dont il s’agit (l’enjeu de la vie ?, la vie en jeu ?) et certains participants éprouvent beaucoup de difficultés à penser qu’il faut la « gagner » pour la vivre. Considérant la vie comme un don, ceux-ci n’estiment pas devoir la mettre enjeu. Une première conception du don est alors avancée : ce qui est donné est donné et ne peut en aucun cas être repris. D’autres pensent au contraire que le don de la vie met l’être humain en dette, ne serait-ce que d’ « entretenir cette vie vivante » (car « perdre sa vie », c’est aussi mourir). Gagner sa vie permettrait alors de s’extraire de cette notion de dette. Acela vient s’ajouter une troisième perception, beaucoup plus proche encore de L’essai sur le don de Marcel Mauss, à savoir que l’inévitable « contre-don » doit même renchérir le don initial (« Le don est un prêt à intérêts qui n’ose s’avouer comme tel »).
Quoi qu’il en soit, si gain il fallait espérer de la vie, celan’irait sans doute pas sans l’épreuve (ou le risque) de la perte.
Gagner sa vie par le travail ?
C’est une association très répandue que celle de l’expression « gagner sa vie » au mot travail. Cette identification ne surprend plus dans une société où la possession d’un travail est devenue condition de sur-vie, sinon signe d’appartenance à cettemême société. En témoigne l’expression « trouver une place ». L’accession au statut d’être social mettrait en dette (d’utilité sociale), dette généralisée censée assurer le lien social. Il s’agirait alors de « gagner socialement sa vie », de « mériter sa place ». Mais un jeune retraité vient nous éclairer,depuis sa nouvelle place, sur cette reconnaissance sociale par le travail qui ne serait finalement qu’illusoire, selon lui.
Si certains (dont les instigateurs de ce slogan datant de 1968 : « perdre sa vie à la gagner ») semblent voir dans le travail (peut-être en raison de son étymologie) une aliénation propre à dépouiller l’être humain de son existence (« Travailler, c’estse dépouiller de sa propre existence pour pouvoir vivre », disait Marx), d’autres soulignent au contraire les vertus épanouissantes du travail, affirmant que l’on peut aussi « s’y réaliser ». Non plus une perte, le travail serait alors un bien tout à fait profitable.
Pour conclure
Il est à retenir que, dans notre quête effrénée de sens, dereconnaissance, de mieux, de gain, le travail n’est pas nécessairement (ou du moins pas la seule) source d’entropie (que l’on assimile à une perte). Toujours vouloir donner du sens à sa vie, faire et nourrir des projets qui assureront un confort et un bonheur futurs, se préserver sans cesse afin de se garantir une postérité plus longue et bien entendu la meilleure possible, … voilà quelques uns des soucis dont s’embarrassent la plupart des êtres humains (même si on peut opposer à cela la pensée chinoise) pour repousser toujours un peu plus une échéance qu’ils savent pourtant inévitable.
Peut-on inventer son quotidien ?
Café-philo de Narbonne, le 16/01/06
Animation M. Tozzi – Synthèse R. Jalabert
Le terme « quotidien »désigne ce qui revient tous les jours, avec les avantages que cela comporte (les habitudes peuvent faciliter, sécuriser notre vie en constituant un cadre de protection), mais avec des inconvénients également au sens où le quotidien peut être routine et monotonie. Se pose alors le problème : « comment vivre son quotidien ? ». Peut-on échapper à sa répétition ? Le quotidien nouscondamne-t-il à une vie en boucle plate et terne, à laquelle nous ne penserions qu’à nous échapper ? Ou peut-il y avoir une place, au sein même du quotidien, à la création, à l’inventivité ? Est-ce possible, et si oui comment ?
Le quotidien, une routine bien confortable…
Deux conceptions du quotidien se profilent au gré de la discussion. Lapremière, assez optimiste, envisage le quotidien comme ce qui nous libère d’une fatigue qu’engendrerait le souci de gérer détails et besoins. Difficile de ne pas avoir d’habitudes ; mais l’habitude n’est-elle pas un comportement conscient devenu automatique, évitant ainsi la fatigue ? De plus, ce cadre rassurant, structurant et parfois nécessaire qu’est le quotidien peut s’assortir de véritables petits plaisirs nés de cette répétition que certains condamnent. Oui, on peut aussi prendre du plaisir à répéter !
L’aliénation quotidienne
C’est un point de vue autrement plus pessimiste que livrent d’autres participants, estimant que le quotidien enferme et enlise dans une pesante monotonie. « Le quotidien est, à 90%, une routine dans laquelle ons’enlise », lance un participant. Si l’on peut essayer d’appréhender le quotidien avec plaisir (en faisant montre d’une grande sagesse), c’est qu’on ne peut faire autrement tant l’aliénation est grande. Le problème est que le plaisir ne se décrète pas. Pour éviter la sclérose, il est nécessaire d’inventer son quotidien. Mais comment ? Peut-être faudrait-ils’efforcer sans cesse d’ouvrir et regarder au-delà de ce cadre que l’on croit (ou que l’on veut !) rassurant.
Un savant mélange de routine et d’invention…
Si l’on ne peut concevoir de se laisser enclore dans une monotonie sclérosante, on ne peut pour autant prétendre à l’invention permanente car ce serait être ramené à une autre formed’aliénation que de devoir sans cesse être confronté à l’imprévu, s’adapter constamment. « Nous deviendrions fous ! », lâche une participante. Un savant mélange des deux, voilà qui serait intéressant ! Un cadre rassurant dans lequel on instillerait avec pondération quelques zestes d’imprévu, de surprise. Le quotidien serait basé sur l’habitude,mais une liberté de choix nous permettrait de rompre à tout moment, de « changer quelque chose dans ce qui était sur des rails ». Dans les mathématiques on peut toujours obtenir des chiffres différents à partir de chiffres semblables. Le poète invente à partir de mots déjà dits. C’est sur ce terrain du même et de l’autre que revient toujours cette réflexion sur lequotidien : peut-on penser un quotidien qui serait le même mais ouvrirait aussi sur l’autre ?
A l’instar de la musique, il est important de savoir alterner le rythme du quotidien ; de « créer des ruptures dans la continuité ». Mais comment l’homme peut-il mettre du « nouveau » dans ses actes les plus quotidiens ? Peut-être « en étant sensible,réceptif à ce qui surgit » (au kairos diraient les hellénistes…) ; car « on ne décide pas l’imprévu, on l’accueille », précise une participante.
Pour conclure, il semble important de pointer l’ambivalence qui fait du quotidien un cadre à l’intérieur duquel on peut trouver une certaine marge de manœuvre. C’est à bien des égards sur le terrain du même et de l’autre que se sont aventurés les participants qui n’ont toutefois pas réussi à dire s’il s’agit d’inventer ou de ré-inventer …
Peut-on arriver à entendre vraiment ?
Café-philo de Narbonne, le 6/02/06
Animation M. Tozzi – Synthèse R. Jalabert
Parmi les sujets proposés par quelques participants en préambule à ce « café-philo à la Marc Sautet », on trouve les thèmes de l’autorité, de l’imagination, celui du bonheur ou encore du couple ; mais c’est sur la question de la communication qu’a choisi de débattre l’assemblée, au terme d’un scrutin très serré.
Malgré un fantasme de transparence quiprétend sans cesse au « cinq sur cinq », la communication n’est que rarement totale et serait même réduite la plupart du temps à un pénible « trois sur cinq ». Pourquoi est-ce si difficile, qu’est-ce qui fait barrage dans la communication ? N’entendre que « trois sur cinq » suppose une certaine distance ; mais cette distance n’est-elle pas souhaitable pouréviter la submersion ? Ne pas « tout entendre », ou n’entendre qu’à moitié, n’est-ce pas un moyen de se préserver d’une proximité étouffante et menaçante ?
Le « cinq sur cinq » comme idéal de communication
L’idéal pour certains serait de toujours pouvoir recevoir « cinq sur cinq » tout enconservant son libre arbitre pour n’accueillir que ce que l’on veut, car recevoir « cinq sur cinq » n’est pas chose aisée et requiert un effort d’hospitalité assez important. Surtout lorsqu’on n’est pas d’accord ! Cette totale transparence ne serait que potentielle tandis que serait privilégiée la distance avec l’autre, comme gage de bonne communication. Mais avant de se demander si unetelle transparence est souhaitable, il conviendrait peut-être de s’interroger sur sa possibilité. Le « cinq sur cinq », vers lequel tend notamment un langage militaire orienté vers l’efficacité, est-il véritablement possible ? Cette interrogation ne cessera de tarauder nos discutants.
Si le « cinq sur cinq » est posé par beaucoup comme un idéal (n’avoir aucune perte d’informations), quelques uns se questionnent quant aux manquements à cet idéal, quant à ce qui semble perçu comme un « ratage ». Comment se fait-il qu’il y ait, volontairement ou non, perte d’informations ? Doit-on ( / peut-on) considérer cela comme une perte ? Certains en arrivent alors à douter de l’intérêt d’un « cinq sur cinq » (clair etprécis) qui signifierait que plus rien n’est à dire et viendrait clore, mettre un terme à toute communication.
Diminuer l’émission pour augmenter la réception : je vous reçois « cinq sur trois » !?
« On peut donner trois et l’autre recevoir cinq ». Non sans avoir semé le trouble parmi l’assemblée, cette affirmation a fait naître l’idée qu’il ne suffit pas d’émettre en quantité pour être entendu, bien au contraire. La condition est que disponibilité mutuelle il y ait, ou rencontre des deux désirs (d’être entendu et d’entendre) car l’inconscient des protagonistes joue un rôle absolument déterminant dans l’échange qui s’opère. Pour l’émetteur comme pour lerécepteur, l’inconscient agit tel un filtre qui tantôt laisse échapper, tantôt retient. La personne qui parle peut ainsi en dire plus qu’elle n’avait l’intention, par des petits mots à côté, des lapsus, ou par les canaux non et para-verbaux. De même le récepteur peut rester hermétique à certaines informations. En entretenant un certain mystère ou en prenant garde à ne point tropen dire, l’émetteur peut attiser le désir du récepteur et rendre l’attention de ce dernier optimale. Non seulement la capacité d’accueil du récepteur sera fortement accrue (pour ne pas dire totale), mais celui-ci sera de surcroît plus sensible à tous ces « à côté » et autres informations non verbalisées. Contrairement au « cinq sur cinq », lacommunication ne se trouverait pas limitée et close, mais bien plus ouverte puisque tous ces éléments d’information tus, dissimulés ou seulement esquissés invitent le récepteur à poursuivre au-delà de ce qui est dit et à partir de ce que le message a fécondé en lui.
En conclusion…
Au risque de heurter les esprits les plus cartésiens, on entend enfin dire que« le flou serait nécessaire, salvateur même », qu’il faut se garder de trop de précision ; mais encore que pour être entendu par l’autre il faut que cet « autre » soit « moi » ; ajoutons à tout cela un brin de sincérité dans nos propos, et la communication ne sera que meilleure…
La souffrance peut-elle êtrepositive ?
Café-philo de Narbonne, le 6/03/06
Animation M. Tozzi – Synthèse R. Jalabert
Si on l’oppose à la joie, au plaisir, au bonheur, la souffrance peut à bien des égards paraître négative. Mais lorsqu’elle est un moyen d’atteindre un objectif, de satisfaire une intention (faire un régime, faire du sport, …), la souffrance prend une tournure tout autre, se trouvantalors paradoxalement liée au plaisir. Au-delà du simple moyen d’accéder à un plaisir, à une plus grande joie, la souffrance peut-elle être en soi positive, dans une société hédoniste qui place le plaisir au-dessus de tout ?
« L’homme est un apprenti, la douleur est son maître,
Et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert. »
(Alfred deMusset, Poésies, La Nuit d’octobre.)
La souffrance peut-elle être positive en soi ?
Plusieurs types de souffrances ont été évoqués au fil de la discussion. Tantôt physique, tantôt morale ou encore mentale, une distinction a par ailleurs été proposée entre la souffrance que l’on subit et celle que l’on s’inflige à soi-même.Après maintes tentatives de définition, on retiendra comme aspect positif propre à la souffrance l’indicateur d’un dysfonctionnement, le signal d’un dérèglement (physique, moral, …). Nous indiquant que « quelque chose ne va pas », la souffrance nous permet de réagir afin de rétablir l’équilibre qui n’est plus. On peut également supposer qu’une forme de jouissancepeut naître dans la souffrance si l’on en juge par les comportements addictifs de certaines personnes.
La souffrance est négative
Les plus hédonistes de l’assemblée sont allés jusqu’à proposer d’éradiquer la souffrance qu’ils n’estiment pas nécessaire (elle serait même extrêmement négative). Parce qu’elle est égocentrique, parcequ’elle nous renferme sur nous-mêmes, la souffrance nous accapare et exacerbe ce qu’il y a de pire en nous. Poussée à son paroxysme, la souffrance pourrait même changer radicalement une personne (on pense à la torture). Un participant ajoute que contrairement à ce que dont on veut trop souvent se convaincre, on ne grandit pas quand on souffre mais quand on évite de souffrir (on peut alors penser à l’Humanitéqui pour éviter de souffrir s’est inventé la Médecine, la Philosophie, la Spiritualité, … et bien d’autres encore…). « Trouver l’antidote à la souffrance, voilà le véritable sens de la vie ! », s’exclame un autre participant.
La souffrance, un mal pour un bien…
Malgré la diversité des points de vue, nombre de participants s’accordent à dire que la souffrance est bien relative, pouvant être subordonnée à un plaisir. La vie ne peut être faite de bonheur entier, et c’est précisément la souffrance qui donne une saveur à cette vie. Ainsi il en est de l’être humain, désirant car fondamentalement manquant si l’on s’en tient à la conception platonicienne du désir. Le manque (souffrance) originaire seraitconstitutif de l’homme et de son désir. La souffrance, à condition qu’on lui donne un sens, pourrait donc être positive, voire même très profitable. Si l’on fait le rapprochement avec le concept de résilience, il s’agirait d’une capacité à rebondir et donner sens à la vie à partir d’une situation de souffrance. Rebondir et donner sens non pas en ignorant mais en se reposant sur la souffrance, en faisant avec, en faisant d’une faiblesse un atout (une participante rappelle les ouvrages d’Alexandre Jollien). Faire fi des aspects les plus négatifs non pas pour magnifier la souffrance en tant que telle mais plutôt pour la reconnaître comme moyen d’accéder à un plaisir. La souffrance est alors un levier pour (se) dépasser.
Très relative est encore la souffrance parce que très subjective(« Nul ne peut souffrir pour moi, à ma place », lance une participante). La perception de la souffrance peut varier considérablement d’un individu à l’autre, mais aussi au fil du temps pour un même individu.
Pour conclure, il convient de souligner les deux principales thèses avancées au cours de la discussion. Pour les partisans de l’une, il faut tendre vers l’éradicationde la souffrance et cela est tout à fait possible. Les autres postulent au contraire que la souffrance, assimilable au manque originaire, est constitutive de l’homme et ne peut donc en aucun cas être éliminée. Ceux-ci s’évertuent à démontrer qu’à défaut de s’en défaire, on peut faire avec, voire même en tirer profit. Quant à dire que la souffrance est en soi positive, les plusoptimistes se rallieront sans doute à la chanson qui dit que « la souffrance, c’est très rassurant, ça n’arrive qu’aux vivants ».
Peut-on être encore optimiste aujourd’hui ?
Café-philo de Narbonne, le 24/04/06
Animation M. Tozzi – Synthèse R. Jalabert
Alors que les nombreuses évolutions (techniques, médicales,…) devraient nous tranquilliser, nous avons bien des raisons d’être pessimistes aujourd’hui, quand croît le sentiment d’insécurité des biens et des personnes, de péril alimentaire, nucléaire, écologique, de précarité professionnelle, sociale, affective, … Peut-on malgré tout voir encore le verre à moitié plein ? D’où vient cette méfiance entrepersonnes et cette crainte devant l’avenir ? Peut-on (et si oui comment) y faire face ? Rester optimiste, est-ce possible ? Serait-ce même un devoir vis-à-vis des jeunes, de l’humanité, de soi-même ?
C’est l’histoire d’un verre…
- Que les uns disent « à moitié plein » parce qu’ils le perçoivent ainsiet pas autrement ; parce qu’ils sont investis de cet élan qui les « condamne » à persévérer dans l’existence sans jamais baisser les bras, sans jamais perdre leur détermination à agir et transformer. On les nomme « optimistes » parce qu’ils voient et prennent toujours le meilleur (optimus) des choses et des évènements qui leur sont donnés à rencontrer, parce qu’ils croient toujours à une issue possible malgré tout ce qui devrait les décourager. Si le monde va de plus en plus mal, il convient d’être d’autant plus optimiste et d’espérer toujours mieux si l’on veut s’en sortir. Dans toutes les configurations imaginables, l’optimisme reste un devoir (qui permet d’avancer). Pour certains l’optimisme est donné à tous dès lanaissance, c’est dans les gènes. Pour d’autres il dépend de l’environnement et des circonstances auxquelles les personnes sont confrontées. Un participant ajoute que les personnes « protégées », installées dans un certain confort, sont plus disposées à l’optimisme. D’autres pensent au contraire que seul l’inconfort permet d’espérer du meilleur.
-Que les autres disent « à moitié vide » parce qu’il leur apparaît ainsi, parce que des choses et des évènements qui leur sont donnés à voir ils ne saisissent que le « très mauvais » (pessimus). Mais une telle tournure d’esprit, si elle se radicalisait, pourrait menacer l’avenir des individus et de la collectivité, même si les deux ne coïncident pas nécessairement. Le « pessimiste » se caractériserait par sa conscience de la finitude humaine tandis que l’ « optimiste » serait, dans ses relations au monde, au social, … « sans fin ». Il ressort encore que le pessimisme serait plus facile à transmettre que l’optimisme, et que tout ce qui semble porter au pessimisme est le produit de la créationhumaine.
- « Plein » et « vide » à la fois, et dont il ne faudrait même pas se demander s’il est l’un ou l’autre. L’optimisme et le pessimisme ne sont pas les bonnes catégories pour penser notre monde (on ne les trouve d’ailleurs pas chez les philosophes de l’immanence ou extrême orientaux, souligne un participant) car tout cela est bien relatif. Il fautaccepter les mélanges et les variantes possibles selon les gens, les situations, les domaines, le moment, … Être réaliste en somme ! Nous nous trouvons là au croisement des quatre entrées que sont l’individuel et le collectif d’une part, le subjectif et l’objectif d’autre part. Au centre est donc la réalité. Mais de quelle réalité s’agit-il ?
Conclusion :S’il est difficile de « pouvoir » rester optimiste en toutes circonstances, il ne fait aucun doute que l’on « doit » tâcher de l’être (un proverbe néerlandais invite à « être optimiste jusqu’au cercueil »), autant que faire se peut, mais sans oublier pour autant que « si l’optimiste s’en sort, c’est aussi parce que le pessimistel’a mis en garde ». Ces mots prononcés par un participant rappellent Antonio Gramsci qui disait qu’il fallait dans l’action « garder l’optimisme de la volonté, accouplé au pessimisme de la raison ». Alors l’optimiste dira qu’il avait bien raison… d’être optimiste !
Être heureux… ça s’apprend?
Café-philo de Narbonne, le 15/05/06
Animation M. Tozzi – Synthèse R. Jalabert
Si l’on considère le bonheur comme « état de complète satisfaction, de plénitude », qui ne souhaite pas alors être heureux sur cette terre, et même après la mort si possible ? À tel point que c’est ce que l’on cherche le plus à nous vendre dans notresociété, par les biens, la consommation, les loisirs, les rencontres … Mais doit-on tout attendre de l’extérieur (la chance), des objets (avoir toujours plus), de l’argent, et même des personnes (l’amour) ? Ou le bonheur peut-il être un travail, une conquête, un apprentissage, gagné sur sa personnalité, les événements aléatoires de la vie, en grandissant ensagesse ?
Qu’est-ce que le bonheur ?
Se sont profilées au gré de la discussion plusieurs tentatives d’approches de la notion de bonheur. De l’état intérieur (difficilement extériorisable, a priori) à celui qui ne prend source et n’est senti comme tel que dans le rapport à l’autre ; du bonheur fugitif et intense vécu un instant à celui plusdurable qui se distinguerait ainsi plus nettement des « petites choses » et « petits plaisirs », le bonheur semble si multiple et relatif qu’un participant soutient qu’on lui peut trouver « autant de définitions que de personnes ». Simple disposition à « être heureux avec ce que l’on a et ce que l’on est », le bonheur ne pourrait-il pas correspondre au plusfaible écart possible entre le souhaité et le vécu ? Mais le bonheur peut-il être le même partout ? Dans une société marquée par le dénuement (et dans laquelle les besoins élémentaires sont souvent insatisfaits) et dans une société repue comme la nôtre ? Enfin une distinction est faite entre « être heureux » et « ne pas êtremalheureux ».
Vers l’apprentissage du bonheur ?
Pour certains il ne fait aucun doute : le bonheur (parce que « état intérieur », presque endogène) ne nous tombe pas dessus. Il le faut donc chercher, cultiver, travailler … mais comment ? Peut-être, en tout premier lieu, en ne plaçant pas la barre trop haut afin de limiter au mieux l’écart entre lesouhaité et le vécu. Le port de « lunettes roses » que préconise ensuite une participante laisse imaginer que le bonheur est avant tout une attitude positive qui ne dépend que de nous. Le vide, ou manque (mais aussi la rupture, qu’illustre très bien le « péché originel » dans notre société occidentale), est encore un moyen d’attirer le bonheur (ou tout au moins des’y montrer disponible). Dès lors le bonheur devient potentiel à développer, et il convient d’en faire un objet de culture.
D’autres postulent au contraire que le bonheur ne s’apprend certainement pas (et d’autant plus que le vouloir ainsi chercher soulève un problème de l’ordre de l’éthique : doit-on le chercher ?). Au mieux il se ressent. S’agirait-il alors d’apprendreà le ressentir ? Quelques-uns, plus catégoriques encore, disent le bonheur impossible compte tenu du tragique de la condition humaine
Pour conclure, il convient de souligner les aspects temporels soulevés par la question du bonheur : d’une part lorsque passé, présent et futur s’y entrecroisent ; d’autre part lorsque sont évoqués également les adjectifs« éphémère » et « durable ». Enfin la sagesse consiste à chercher le bonheur même si on le sait difficile à atteindre ou encore à apprendre ; et de se rallier aux mots de Jules Renard lorsqu’il déclarait que « le bonheur, c’est de le chercher ».
La précarité dans notreexistence
Café-philo de Narbonne, le 12/06/06
Animation M. Tozzi – Synthèse R. Jalabert
État de fragilité dans lequel l’avenir, la durée et la stabilité ne sont pas assurés, la précarité et le sentiment qui s’y rapporte semblent se répandre dans notre société. De la précarité la plus médiatisée (l’insécuritéface à la délinquance) à celle collectivement combattue par ceux qui la subissent (la précarité face à l’emploi – voir le récent mouvement des jeunes contre le CPE) ; en passant par d’autres formes individuelles et quotidiennes (la précarité des relations humaines et affectives – dans le couple par exemple), ou plus générales (l’avenir de nos retraites,les menaces écologiques face à la pollution, la prolifération du nucléaire, …) ; jusqu’à la précarité la plus fondamentale, celle devant la mort, plus ressentie dans une société individualiste où la fin du monde, c’est ma propre mort !
Pourquoi ce sentiment de précarité devient-il aussi pesant ? Comment l’expliquer ? Et peut-on y faireface ?
Le concept de précarité
Difficile de s’accorder quant à un sentiment de précarité bien relatif, fluctuant selon les individus, les époques ou encore les cultures. À quelques-uns qui s’évertuent à distinguer les concepts de précarité, d’insécurité, de risque ou encore d’incertitude, d’autres répondent par desdéfinitions plus académiques (est précaire ce qui est fragile, instable et non durable) ou en apportant des précisions étymologiques (le mot latin precarius désigne ce qui s’obtient par la prière). Sont distinguées encore « précarité subie » et « précarité choisie » ; car si la plupart des individus (« la plus grandemasse ») subit la précarité, certains choisissent des formes de précarité comme l’intérim, l’union libre… Enfin il est avancé que la précarité et le sentiment de précarité (précarité objective et précarité subjective) ne convergent pas nécessairement et demeurent difficilement identifiables (quelqu’un qui se trouve en situation deprécarité éprouve-t-il ce sentiment, s’interroge une participante).
Pourquoi cette précarité dans notre existence ?
Attribué tour à tour à la crise du lien social, à l’accroissement des inégalités et de l’individualisme, le renforcement croissant du sentiment de précarité est essentiellement imputé à la constante rationalisationde notre société (qu’un participant qualifie de « société de protection »). Le sentiment de précarité serait d’autant plus important que les assurances ne cessent de proliférer pour nous garantir précisément une société moins précaire (à moins que ça ne soit au contraire l’accroissement du sentiment de précarité qui appellel’augmentation des assurances et autres tentatives de rationalisation…). On entend ça et là, comme pour asseoir la première hypothèse, qu’avoir et savoir participent peut-être (et contre leur gré) à l’accroissement du sentiment de précarité. Car « seul celui qui a du bien le perd » et le fait d’être propriétaire pourrait engendrer un sentiment deprécarité nouveau ; d’autre part l’accroissement de la connaissance pourrait encore être la source de ce sentiment (dans le champ médical par exemple). On entend encore que les risques sont de moins en moins assumés dans une société marquée par la prévision et la projection, dans une société où tout ce qui serait susceptible de faire entrave à l’individualisme ambiant estperçu comme risque, dans une société où l’on porte tout vers la morosité, comme pour résister à la joie (joie qui pourrait être en fin de compte le moyen de lutter contre la précarité !?).
Pour conclure, nous soulignerons que la précarité (ou sentiment de précarité) n’a pas été définitivement désignée comme positive ounégative. Pouvant entraîner le désinvestissement et le désintérêt (certains disent qu’elle peut atteindre l’être humain dans sa dignité), elle peut au contraire dans certains cas apparaître comme une source de stimulation et d’investissement.