La philosophie pour les enfants en France 6121
La philosophie n’a jamais été au programme de l’école primaire en France, contrairement à une forte tradition de son enseignement la dernière année du secondaire. Les pratiques de philosophie avec les enfants se sont développées pourtant à l’école primaire et avec les adolescents depuis la fin des années 1990.
Initiées au départ par des innovateurs, elles rejoignent aujourd’hui les préoccupations des institutions éducatives, qui considèrent de plus en plus que l’éveil de la pensée réflexive facilite chez les élèves, et en particulier ceux qui sont en difficulté scolaire (par exemple des banlieues), une meilleure maîtrise de la langue, le développement de la personnalité de l’enfant, l’éducation à la citoyenneté, un climat de respect et de paix dans la classe et l’école.
Témoignent de cette activité de nombreuses formations dans les centres de formation des maîtres ; un colloque annuel depuis 2001 regroupant praticiens, formateurs et chercheurs ; de nombreuses publications à destination des élèves et des maîtres ; des collections philosophiques chez les éditeurs ; un secteur de la recherche à l’Université ; des ateliers de philosophie pour les enfants dans les nouvelles Universités Populaires créées depuis 2002.
Il y a actuellement en France une grande variété de pratiques. On peut distinguer notamment :
1) La méthode lipmanienne, qui s’est d’abord développée dans les Centres de formation de Caen et Clermont-Ferrand (1998) ; c’est moins le travail sur les livres du maître (difficiles à trouver en France) qui fut utilisé, que la lecture d’un chapitre de roman suivi de questions, du choix de l’une d’entre elles, et l’organisation par le maître d’un débat à partir de la question choisie. Cette méthode connue dans le monde a inspiré au départ de nombreuses pratiques, mais a été assez rapidement transformée en profondeur quant aux supports, les romans de M. Lipman n’apparaissant pas très motivants pour les enfants français.
2) Le courant « démocratico-philosophique », autour de Michel Tozzi, proche des finalités poursuivies par M. Lipman, mais avec un dispositif démocratique très structuré, répartissant des fonctions précises entre les élèves, issu de la pédagogie de C. Freinet ; et des exigences intellectuelles à visée philosophique (problématisation, conceptualisation et argumentation).
Sa pratique s’enrichit actuellement dans deux directions :
a) La littérature apparaît aujourd’hui, aux yeux des sciences humaines, comme une véritable source de connaissances. Elle contient les grandes problématiques existentielles de la condition d’homme. C’est une entrée dans la philosophie plus accessible pour les enfants que les textes des philosophes, par la mobilisation de leur sensibilité et de leur imaginaire. Le narratif n’apparaît plus aujourd’hui comme anecdotique, mais prototypique (Bruner, Ricoeur), et structurant pour une identité en construction.
D’où la première piste : articuler le « débat d’interprétation » sur la littérature de jeunesse avec une « discussion à visée philosophique ». Concrètement, à propos de l’album Yacouba, le débat d’interprétation peut porter sur « Yacouba est-il courageux ? », c’est-à-dire sur une situation vécue par un personnage auquel les enfants s’identifient, et se prolonger par : « Qu’est-ce que le courage ? », approfondissement conceptuel d’une notion qui est abordée par ailleurs dans le Lachès de Platon. La discussion à visée philosophique (que je nommerai DVP) est ainsi en lien direct avec le programme de la langue maternelle (pour savoir si Yacouba est courageux, il faut bien définir le courage !) ; mais aussi avec celui d’éducation civique qui demande, dans une perspective d’éducation à la démocratie, d’organiser en classe des « débats argumentés ».
b) La deuxième piste tente d’articuler la DVP avec l’histoire de la philosophie. Celle-ci n’est qu’implicitement dans les romans de M. Lipman. Pourquoi ce parti pris de non référence, qui ne nomme pas ses sources, n’inscrit pas dans une histoire? Nous nous appuyons sur des mythes de Platon traduits en langage accessible pour les enfants. Par exemple l’allégorie de la caverne (rapport de l’homme à la vérité), les mythes de Gygés (très actuel avec Le Seigneur des anneaux, pour réfléchir au pouvoir, au bien, à la justice), de l’androgyne (« origine » et essence de l’amour), de l’attelage ailé, d’Er, des Cigales… C’est une façon de plonger dès le début de la scolarité les élèves dans la source de notre tradition philosophique.
Se pose alors la question de la formation des maîtres. La philosophie universitaire (des cours magistraux sur des auteurs et des doctrines), trop théorique, est insuffisante. Il faut expérimenter des DVP entre stagiaires, assister à des DVP en classe, en animer soi-même, en visionner. L’analyse de pratiques observées ou mises en œuvre permet de comprendre ce qu’est une attitude philosophique ou une communauté de recherche.
Illustrons notre propos : lorsqu’un enfant de six ans tente de définir un « ami », distingué d’un copain, comme « celui auquel on peut confier des secrets », il est bon de savoir qu’il donne un attribut du concept (adapté à son âge), concernant sa compréhension ; que si, à l’issue d’une discussion sur l’amour, il énonce « aimer sa maman, c’est aimer avec le cœur, aimer des fraises, c’est aimer avec le goût », il définit à travers cette prédication du concept la notion en extension, ses champs d’application. On a là des outils conceptuels permettant d’appréhender le processus de conceptualisation dont on a besoin pour penser. Si au cours d’un échange sur « Est-ce qu’on est tous pareils ? », un enfant dit « C’est pas parce qu’on est pas tous « pareils » qu’on est pas tous « égaux » ! », il est fondamental de pointer la distinction qu’il ébauche entre ressemblance de fait et égalité en droit. C’est le type de distinction conceptuelle dont on a philosophiquement besoin pour penser.
3) La méthode socratique d’O Brénifier (www.brenifier.com), se réclame de la maïeutique socratique, avec un fort guidage du groupe en vue d’une réflexion progressive et logique, à base de questions, de reformulations et d’objections. C’est le maître qui guide la classe, avec des exigences intellectuelles fortes (on retrouve cette orientation aussi chez Anne Lalanne, pionnière de ces pratiques vers 1998) : face à une question, un élève propose une idée, que d’autres élèves doivent reformuler pour savoir s’ils l’ont bien comprise. Sinon il faut reprendre les reformulations jusqu’à appropriation de cette idée par tous. Puis l’intervenant demande s’il y a des désaccords avec cette idée, et pourquoi. Des élèves reformulent l’objection jusqu’à ce qu’elle soit comprise par tous. Puis le maître demande de répondre à cette objection etc. Le parcours est méthodique et rigoureux, et l’on peut suivre le cheminement des idées du groupe au tableau.
4) Le courant de J. Lévine, psychologue développementaliste et psychanalyste, qui a mis au point un protocole de la moyenne section de maternelle (3-4 ans) à la fin du collège (15-16 ans). Après le lancement un peu solennel par le maître d’un sujet ou d’une question qui intéresse tous les hommes et tous les enfants (ex : « Grandir »), et dont le maître dit qu’il est très intéressé par l’avis des enfants, ceux-ci sont appelés à s’exprimer sur le thème pendant une dizaine de minutes, avec un bâton de parole, en présence du maître volontairement muet. La séance est enregistrée, puis le groupe réécoute pendant dix minutes la cassette, que les enfants peuvent arrêter quand ils le veulent pour s’exprimer à nouveau. J. Lévine explique qu’à l’occasion de l’expression de sa pensée, le jeune enfant fait l’expérience d’être un sujet pensant au sein d’un groupe de pairs, s’autorise à intervenir sur les grands problèmes de la condition humaine, et développe ainsi un langage intérieur et une vision du monde.
Ce courant psychologique des « préalables à la pensée » (Agnès Pautard) insiste sur l’entrée de l’enfant dans l’humanité par l’expérience du « cogito » (J. Lévine fait explicitement référence explicite à Descartes), dans un groupe « cogitans » (de « petits penseurs »). On y travaille aux conditions de possibilité psychiques de constitution d’une pensée autonome, qui prend conscience qu’elle est une pensée en lien avec les autres, mais séparée des autres, celle d’un sujet pensant qui fait l’expérience, c’est cela le cogito lévinien, d’être un être parlant-pensant.
L’objectif poursuivi, ce n’est pas l’apprentissage du philosopher comme pensée critique (le critical thinking de M. Lipman), d’une méthode de raisonnement, de l’argumentation ou plus largement du débat. C’est de favoriser chez l’enfant l’élaboration de sa personnalité par un ancrage dans sa condition de sujet pensant, en lui faisant faire l’expérience qu’il est capable de tenir des propos sur une question fondamentale qui se pose aux hommes.
Lévine serait donc comme le préalable à Lipman. Non un préalable chronologique au sens psychogénétique. Mais de l’ordre du fondement, de la condition de possibilité plus que de la simple origine : ce qui rendrait possible l’exercice d’une pensée autonome, parce qu’ancrée dans l’expérience originaire de pouvoir être la source d’une pensée, de sa pensée. En ce sens ce travail serait à reprendre, voire à commencer, chaque fois qu’un individu doute de sa capacité d’être humain à prendre sérieusement la parole sur l’homme, c’est-à-dire se prive et/ou se voit privé de l’audace de l’énonciation (« Aude sapere » dit Kant), et de la confiance d’être entendu : pensons aux élèves en échec scolaire qui se vivent comme nuls, et auxquels il ne reste, faute de ce langage intérieur que développe la pensée, que le passage à l’acte agressif pour valoir la peine d’être vécus…
Nous n’avons décrit là que quatre des principaux courants. Comme rien n’est institutionnalisé, normalisé par le système éducatif, c’est l’innovation qui triomphe, l’audace imaginative de pratiques nouvelles, ce qui peut être adapté par d’autres pays.