La discussion philosophique à l’école élémentaire et l’éducation interculturelle
Intervention lors de la soutenance de la thèse de Yvette PILON :
« La discussion philosophique à l’école élémentaire et l’éducation interculturelle » (Montpellier 3)
26 Novembre 2006
Par Michel Tozzi, professeur des Universités à Montpellier 3, Directeur de la thèse
Il…
s’agit de la 4ième thèse soutenue en France sur l’innovation de pratiques à visée philosophique (à l’école primaire et en Segpa), après celle de Jean-Charles Pettier sur « La philosophie en éducation adaptée » (2000, Strasbourg 2) ; de Gérard Auguet (2003, Montpellier3), qui la définit avec les outils d’analyse de la pragmatique comme un « nouveaugenre scolaire », et celle de Sylvain Connac (2004, Montpellier 3), qui la situe comme « nouvelle institution » dans les pédagogies coopératives.
Ici, l’objectif est de tester d’une part l’hypothèse d’une contribution positive de discussions à visée philosophique en classe à une éducation interculturelle, tout particulièrement dans le contexte des ZEP, et d’autrepart en quoi l’éducation interculturelle facilite, par son éthique de l’altérité, la discussion à visée philosophique. La réflexion prolonge la thèse de Sylvain Connac, en s’appuyant notamment sur de nombreux scripts de discussion en ZEP, en s’intéressant plus particulièrement à l’aspect et aux effets interculturels induits par ce type de pratique réflexive.
Les travauxde recherche dans divers pays montrent l’intérêt de discussions à visée philosophique à l’école pour le développement de compétences langagières et la maîtrise orale de la langue, le développement de capacités logiques, la construction de la personnalité de l’enfant comme sujet parlant/pensant, l’éveil de la pensée réflexive et l’éducationà la citoyenneté.
La thèse de Y. Pilon s’intéresse aux deux derniers points. Elle s’inscrit dans la poursuite et l’élargissement du courant de philosophie avec les enfants, qui, depuis les recherches, formations et pratiques initiées aux Etats-Unis par Matthew Lipman, qui s’est répandu depuis une trentaine d’années dans le monde, avec le soutien de l’Unesco, tente d’articuler philosophie et démocratie, qui, on le sait, n’ont pas toujours fait bon ménage dans l’histoire (et jusqu’au 20ième siècle, par exemple avec Heidegger).
Mais en choisissant dans les recherches sur ces nouvelles pratiques de prendre comme angle d’attaque la pédagogie interculturelle, elle introduit un élément nouveau dans cette articulation : l’éducation interculturelle serait unedimension fondamentale d’une éducation démocratique à l’égalité et à la fraternité. Et ce sont les exigences dialogiques d’une « éthique communicationnelle » (comme dit Habermas), ancrée à la fois dans le rapport à l’autre et à la vérité, qui donneraient à la discussion à visée philosophique une dimension pédagogiqueinterculturelle, par la façon dont elle articule la dialectique de la singularité et de l’universalité, d’une part dans son attention à la diversité des approches de chacun, que l’on confronte mais sans les uniformiser, d’autre part par sa perspective d’une universalisation qui rassemble ce qui est commun aux personnes, et généralise dans la pensée par la conceptualisation.
Lecheminement de la thèse est certes parfois laborieux :
- déséquilibre entre la première partie (231 pages), et les deux autres (107), comme si l’on reculait l’échéance de se confronter à l’analyse des pratiques de terrain ;
- hésitation sur l’angle d’attaque de la problématique : le titre juxtapose deux notions plus qu’il ne lesarticule ; il met la « discusssion philosophique » en premier (et non « l’éducation interculturelle »), alors que le sommaire, deux pages plus loin, titre en premier sur la pédagogie interculturelle. « Pédagogie » d’ailleurs, alors que le titre portait sur « l’éducation » interculturelle : la confusion subsiste dans la partie Ic), alorsqu’on s’accorde souvent à donner un sens plus large au mot éducation qu’à celui de pédagogie…
Je préfèrerais d’ailleurs l’expression discussion « à visée » philosophique, et non « discussion philosophique », pour signifier qu’une discussion n’est jamais en soi et d’emblée philosophique, surtout avec des enfants, maisqu’elle peut tendre à une philosophicité si l’on y met en oeuvre certains processus de pensée réflexifs, comme la problématisation de questions, la conceptualisation de notions, l’argumentation rationnelle de thèses ou d’objections soutenues (la visée philosophique étant pour l’enseignant et les élèves un « idéal régulateur » des pratiques, au senskantien).
Par ailleurs les notions d’éducation ou de pédagogie interculturelle ne sont pas suffisamment discriminées de celles d’éducation démocratique ou d’éducation à la citoyenneté : on dirait dans la thèse que c’est la même chose. Mais les secondes incluent-elles les premières, en manifestant une de leurs dimensions ? Ou s’agit-il du même concept, dit autrement ? Il est pourtant rare que des expressions différentes superposent leur sens ! Peut-on même imaginer une éducation interculturelle qui ne soit pas démocratique, par exemple dans une perspective (post-) coloniale ?
Si l’on trouve comme question centrale dès la page 3 : « La discussion philosophique à l’école élémentaire peut-elle aider l’éducationinterculturelle à se réaliser ? », la « première hypothèse » devient à la page 262 : « L’éducation interculturelle, grâce à une confrontation permanente à l’altérité, offre une thématique et une dynamique, propices à la discussion philosophique avec des enfants », première hypothèse qui devient elle-même,p. 368, : « L’altérité est la condition sine qua non, dans une classe, pour entreprendre à la fois l’éducation culturelle et le philosopher avec les enfants ». Et l’on conclut p. 372 qu’il s’agissait « d’expliquer en quoi l’éducation interculturelle et la philosophie avec les enfants étaient compatibles ». On identifie aussi, dans la deuxièmehypothèse, formulée p. 352, de manière un peu réductrice, éducation interculturelle et « lutte contre le préjugé socioculturel », qui est plus un objectif poursuivi qu’une définition de l’expression.
Il y a donc à creuser davantage la définition des notions convoquées et le type de questionnement articulant les deux notions, qui donnent lieu à des glissements, etsurtout, si l’on veut démontrer qu’elles sont « compatibles » et « complémentaires », à développer quelles sont les objections possibles.
Exemple d’objection : l’interculturel, tiré vers le pluriculturel ou le multiculturel, peut privilégier l’attention et le droit à la différence par opposition à ce qui nous rassemble, et de ce faitfavoriser le communautarisme ; au contraire, la République ne s’adresse qu’au citoyen abstrait en faisant abstraction des cultures d’origine qui ont tendance à se « communautariser », la raison politique de la nation vise le commun qui unit et non la multiplicité qui divise, la philosophie vise, au-delà de l’empiricité des cultures, de la contingence des singularités et de la particularisation desexemples, l’unité du genre humain et l’universalité de sa raison : République, école, raison, philosophie, universalité, même combat contre le culturalisme! ». Que répond alors l’éducation ou la pédagogie interculturelle?
- Des imprécisions aussi sur la méthodologie : les outils d’analyse des scripts et les questions des entretiens balayent large,et l’on ne voit pas toujours leur lien avec les deux notions et avec leur articulation ; faute d’avoir trouvé des indicateurs comportementaux probants par rapport aux interrogations posées, le travail se prive par ailleurs de l’intérêt des quelques observations de séquences qui avaient été faites, mais ne sont pas exploitées. Enfin, si la motivation pour une recherche sert de carburant pour un voyage au longcours, la force d’une conviction ne doit pas du point de vue de la recherche nuire à vigilance et à la rigueur de la démarche.
- On pourrait enfin relever quelques problèmes de forme : l’absence de justification du texte à droite ; une impression incomplète sur des pages (ex : à partir de la page 231) ; quelques citations non référencées (ex : absence de pageà la note 13 de la page 14) ; l’insertion entre les pages 103 et 104 des annexes de 19 pages représentant deux scripts sans pagination ni référence dans le sommaire ; des erreurs (ex : p. 27, il s’agit de la 2ième partie, et non du 2ième tome) ; le renvoi dans les scripts analysés (tome 1) aux pages correspondantes des transcriptions dans les annexes (tome 2) faciliterait par ailleurs la manipulation des deuxtomes…
Mais il reste, malgré ces approximations, et c’est l’essentiel, que cette thèse représente un travail important sur un chantier nouveau. Elle repose sur une vaste culture, est nourrie d’une bibliographie pertinente, avec un sens de la citation à propos, et l’ensemble est bien structuré. Ce qu’elle met à la question, c’est l’articulation entre philosophie et interculturalité au niveau théorique, et, au niveau du terrain, entre pratique de discussion philosophique en classe du primaire de ZEP et éducation interculturelle. Il y a là des enjeux forts, dans un contexte mondial où les conflits se nourrissent en partie de la diversité des identités culturelles, ethniques, religieuses ; dans un contexte européen récemment ouvert à d’autres pays de l’Union, et confronté aux problèmes posés par l’immigration et la mixité sociale et scolaire ; dans une France où la flambée des banlieues pose à la République le problème de la reconfiguration de son modèle d’intégration des individus un par un dans la nation.
Comment l’école peut faire face à ce défi ? Comment des pratiques discussionnelles à viséephilosophique peuvent, dès l’école primaire, par leurs dispositifs démocratiques et leur exigence réflexive, aborder théoriquement, par le contenu des discussions (sur le racisme, les différences, le respect, le rapport aux personnes et aux biens, la peur, l’étranger, la religion etc.), et pratiquement, par les procédures et les processus d’échanges, les questions de l’altérité, del’articulation des éthiques de la diversité et de l’universalité ?
Y. Pilon, par l’analyse précise de scripts aux thèmes judicieusement choisis et de la façon dont ils sont traités en classe, par l’examen d’entretiens qui nous livrent le point de vue des acteurs sur le terrain, nous donne à comprendre ce qui se joue, se noue et se dénoue dans ces discussions entre pairs, conduites etrégulées par les maîtres. Ce corpus de discussions et d’entretiens recueillis et analysés fournit déjà à lui seul un témoignage de ce qui se dit et se vit dans certaines ZEP, qui pourra aussi intéresser sociologues et psychologues des banlieues. Il met à jour les obstacles que constituent, pour la réflexion philosophique, la socialisation et l’intégration des enfants scolarisés, lespréjugés issus des familles, des milieux socioculturels, du quartier, de la bande des pairs, des médias, des raidissements face à la prégnance d’une certaine conception de la religion ; mais il montre aussi les ouvertures possibles et réelles qu’induisent les pratiques discussionnelles réflexives, l’intérêt pour évoluer de se confronter à l’autre, d’avoir à justifier cequ’on dit qu’on pense pour mieux penser ce qu’on dit, d’augmenter son seuil de tolérance à l’altérité et à la diversité, d’être capable de se décentrer de ses repères coutumiers, d’« élargir sa pensée » comme dit Kant.
Je poserai à la lecture de ce travail une question pédagogique pour affiner ses conclusions :
Dans les années 1975, l’émergence de la « pédagogie interculturelle » a été liée en France à la scolarisation des enfants de migrants, dans le cadre de l’enseignement des langues et cultures d’origine. La prise de conscience progressive que l’immigration n’était pas un phénomène conjoncturel, mais structurel, a modifié son orientation avec lacréation en 1981 des ZEP, modalité d’une politique publique de lutte contre les inégalités sociales et culturelles. La pédagogie interculturelle, selon Abdallah-Pretceille, ne s’adresse plus aujourd’hui au seul public des enfants de migrants, elle n’est pas non plus une nouvelle discipline à enseigner. L’interculturel se définit par un « mode d’analyse des problèmes et situationscaractérisés par le contact de groupes et d’individus appartenant à des cultures différentes… (elle propose) une analyse des problèmes liés à l’altérité et à la diversité culturelle ».
La dérive de l’interculturalisme serait le culturalisme, qui, en naturalisant la différence, devient le prétexte à stigmatisation et exclusion, et à« ethnicisation » des problèmes scolaires, sociaux et politiques. Il faudrait moins une pluralité d’écoles qu’une école plurielle, prenant en compte l’hétérogénéisation du tissu social, et éduquant à la gestion du pluralisme sociétal français, qui concerne tout un chacun à l’école et dans la société.
La thèse soutient :
- d’une part que la prise en compte dans la classe de la dimension interculturelle est un terreau favorable pour des discussions à visée philosophique, parce qu’elle favorise l’expression d’une pluralité de points de vue à confronter dans un « espace public scolaire de discussion» (expression que j’utilise dans la perspective de la reconfiguration d’unelaïcité de confrontation sociocognitive plus que de neutralité) ;
- d’autre part que ces discussions peuvent favoriser une éducation interculturelle, par l’écoute et le respect du point de vue de l’autre, mais aussi l’exigence intellectuelle, à visée philosophique, d’une confrontation rationnelle rigoureuse.
Le problème est que la géographie des ZEP et la ghettoïsation de certaines populations dans des banlieues en réduisent sensiblement la diversité sociale, et parfois même culturelle, ou quand elle maintient la diversité culturelle, c’est celle des différents apports de l’immigration. Par exemple, on peut avoir dans une classe la très grande majorité des élèves qui pense que « l’islam est la religion la plus vraie », avec des non musulmans qui suivent leramadan. Il est alors difficile, mais d’autant plus important dans la perspective d’une éducation interculturelle, que la diversité culturelle soit maintenue dans la classe, pour que la confrontation des opinions puisse avoir lieu. Quel est alors la place du maître dans la discussion à visée philosophique quand il y a une trop grande homogénéité des points de vue, puisqu’il doit assurer les conditions de la confrontation d’une diversité, mais sans peser par des prises de position personnelles sur le contenu ? Et ce pas seulement par impératif laïque, mais parce qu’il s’agit d’une activité à visée philosophique, où il accompagne les élèves à penser par eux-mêmes, c’est-à-dire sans penser à leur place, et sans dans ce type d’activité les« moraliser » (le problème serait le même dans une classe très bourgeoise unanimement raciste).
Et donc quelle pédagogie, quelles médiations, supports, détours possibles du maître, pour une éducation interculturelle en ZEP par la discussion à visée philosophique ?
Aux questions de M. Tozzi, la candidate répond :
-
que les concepts d’éducation interculturelle et de pédagogie interculturelle sont intimément liés, la pédagogie étant le moyen de réaliser cette éducation ;
-
que l’éthique de la diversité et de l’altérité est commune à la pédagogie interculturelle et à la discussion philosophique ;
-
que l’éducation interculturelle échappe à la critique du culturalisme, parce, se plaçant d’un point de vue anthropologique, elle fait ressortir les ressemblances transculturelles pour construire un monde de paix, et s’appuie sur la raison comme élément unificateur ;
-
que s’il y a une homogénéisation sociale effective du public scolarisé dans les ZEP (une « culture dupauvre » ?), il subsiste une forte homogénéité pluriculturelle (ex : arabes et kabyles).