La discussion à visée philosophique dans l’école et dans la cité
QUEL PARADIGME POUR L’APPRENTISSAGE DU PHILOSOPHER ?
Coordination : Michel Tozzi, Professeur en sciences de l’éducation à l’Université Montpellier III, Directeur du Cerfee-Irsa, France
De nouvelles pratiques d’orientation philosophique se développent actuellement dans les pays francophones :
- à l’école, avec la…
« philosophie pour enfants » de M. Lipman, initiée aux Etats-Unis vers 1970 ; et diffusée dès 1985 au Québec, via le cours de morale ; puis en Belgique (ex : colloque du Parlement en fév. 2004) ; en France (tentative en 1985, ancrage en 1998), avec une diversification des pratiques, des formations ; maintenant en Suisse…
- dans la cité, avec en France le mouvement des« cafés philo » depuis 1992, mais aussi autour d’autres activités (Universités Populaires, bibliothèques…).
Ces pratiques s’originent certainement dans une demande sociétale diffuse de philosophie, consécutive à une crise des valeurs, plus largement du sens : mise en question de la transcendance divine par les philosophies du soupçon et de l’absurde (« mort deDieu » de Nietzsche, émergence de l’inconscient et de la part sombre de l’humain), des utopies politiques (fin des « grands récits » alternatifs du 20ième), de l’idéologie positiviste du bonheur par la science (épistémologie d’une « raison limitée », « dégâts du progrès », conscience écologique…),primat d’un individu devenant, avec le « déclin des institutions » (Dubet) son propre centre, fragilisant le lien social et politique…
Ces pratiques nouvelles constituent une innovation pédagogique qui bouscule les représentations de la philosophie et de l’enseignement, car la philosophie n’est pas une matière scolaire au programme de la scolarité obligatoire de l’école primaire, etparfois du secondaire, dans les pays francophones :
- du point de vue de la professionnalisation croissante demandée par les systèmes éducatifs aux enseignants, elles interrogent une identité professionnelle en mutation, par la recomposition qu’elles exigent dans le rapport des élèves et des maîtres au (non) savoir et au pouvoir, et par la faible formation philosophique des enseignants qui les pratiquent ;
- du point de vue universitaire, elles questionnent :
philosophiquement la nature du philosopher, dés lors qu’il s’agit d’enfants et d’adolescents, donc l’épistémologie de la discipline ;
didactiquement, s’agissant d’une rupture avec la tradition de l’enseignement philosophique, son épistémologie scolaire.
Se pose donc le problème de l’articulation de la professionnalisation des enseignants lancés dans cette innovation avec l’universitarisation de leur formation (question soulevée notamment en France aux colloques de Balaruc en avril 2003, de Rennes en mai 2003, de Caen en octobre 2004…).
Le symposium portera donc sur la façon dont s’articulent la professionnalisation enseignante et l’universitarisation de la formation et de la recherche dans les nouvelles pratiques philosophiques à l’école, en donnant épistémologiquement naissance à un paradigme spécifique de l’apprentissage du philosopher.
Ce qui est récurrent dans ces pratiques, c’est la discussion comme modalité privilégiée de travail : quasi exclusive dans les cafés philo, largement dominante dans les pratiques scolaires.
On peuts’interroger sur le sens de ce primat.
Celui-ci semble d’un côté en phase avec certaines missions du système éducatif : maîtrise de la langue, orale et pas seulement écrite (didactisation de l’oral) ; importance du débat sociocognitif dans les apprentissages (sociocontructivisme) ; accent mis sur l’éducation morale, ou à la citoyenneté (avec l’entraînement au débat démocratique) ; tentative de répondre à la crise du sens scolaire du rapport au savoir (par la motivation et le non dogmatisme) et à la loi (par la coopération procédurale et éthique)…
Mais d’un autre côté les philosophes dénoncent assez consensuellement l’opinion-préjugé de l’expression orale des élèves, la doxologie ou la sophistique du « café du commerce », la démagogie de nombre de débats démocratiques. Le paradigme organisateur traditionnel de l’enseignement philosophique n’est-il pas le cours du maître (son « œuvre »), les textes canoniques de grands auteurs (comme exemples et modèles de pensées), et l’écriture de l’élève (dissertation en France), pour apprendre àphilosopher?
On peut donc s’interroger sur le sens de ces nouvelles pratiques :
1) Pourquoi, de fait, ont-elles pris la forme privilégiée de la « discussion » ?
2) Philosophiquement et didactiquement, la discussion peut-elle être, à sa manière, par rapport au cours du Maître, à la lecture et l’écriture, un chemin pour l’apprentissage du philosopher, une autre voie possible ? Et si oui, parce qu’une discussion n’est pas ipso facto philosophique, à quelles conditions? Ces conditions sont-elles réalisées, voire réalisables, dans les tentatives actuelles ?
3) La discussion à visée philosophique, par sa confrontation directe à l’altérité incarnée, sa relative parité deséchanges, le déplacement du rapport du maître par rapport à la parole, au pouvoir et au savoir, s’affirme-t-elle, en son émergence, comme une rupture avec la tradition philosophique de la magistralité (le cours ex cathedra) et d’activités reconnues comme philosophiquement formatrices (lecture et écriture) ? Ou peut-elle se penser et s’agir encomplémentarité avec cette tradition de pensée et d’enseignement?
4) S’inscrit-elle dans la continuité de l’histoire de la philosophie et de son enseignement (maïeutique socratique sur l’agora, disputatio du Moyen Âge, espace public pour la pensée de la philosophie des Lumières, « agir communicationnel » moderne…)? Ou s’agit-ild’une pratique innovante, voire de rupture, selon laquelle :
- les cafés philo inventeraient une nouvelle pratique sociale de nature philosophique dans la société civile contemporaine;
- la discussion à visée philosophique en classe inaugurerait un nouveau « genre scolaire » du philosopher (Thèse de G. Auguet 2003) ? Et une nouvelle« institution » dans les pédagogies coopératives (Thèse de S. Connac 2004) ?
Bref, s’agit-il, philosophiquement et didactiquement, dans et hors l’école, d’une méthode légitime d’apprentissage du philosopher ? Et, dans ce cas, d’un paradigme organisateur spécifique de cet apprentissage ?
5)Quelle formation (objectifs, méthodes, contenus) semble alors souhaitable, voire indispensable, pour professionnaliser les enseignants, par rapport à la formation traditionnelle des professeurs de philosophie ?
Les interventions du symposium pourront porter sur ces registres distincts, mais complémentaires, avec comme fil directeur l’analyse de la manière dont ces nouvelles pratiques à viséephilosophique sont travaillées par l’épistémologie de la discipline, et travaillent à leur tour son épistémologie scolaire.