Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Introduction : La discussion comme modalité de l’apprentissage du philosopher ?

INTRODUCTION

De nouvelles pratiques d’orientation philosophique se développent actuellement dans les pays francophones :

- à l’école, avec la « philosophie pour enfants ». Celle-ci, initiée aux Etats-Unis vers 1970 par Matthew Lipman, se diffuse dès 1985 au Québec, puis en Belgique, via le cours de morale, et désormais, sous des pratiques diversifiées,…

depuis 1996 en France ;

- dans la cité, avec en France le mouvement des « cafés philo » depuis 1992, mais aussi autour d’autres activités (Universités Populaires, bibliothèques…).

Ces pratiques s’originent certainement dans une demande sociétale diffuse de philosophie, consécutive à une crise des valeurs, plus largement du sens : critique occidentale de latranscendance divine par les philosophies du soupçon et de l’absurde (« mort de Dieu » de Nietzsche, émergence de l’inconscient avec Freud et de la part sombre de l’humain), déclin des utopies politiques (fin des « grands récits » alternatifs du 20ième siècle), crise de l’idéologie positiviste du bonheur par la science (épistémologie d’une« raison limitée », « dégâts du progrès », conscience écologique…), et primat d’un individu devenant, avec le « déclin des institutions » (François Dubet) son propre centre, fragilisant le lien social et politique…

Ces pratiques nouvelles constituent une innovation pédagogique et didactique qui bouscule lesreprésentations de la philosophie et de l’enseignement, car la philosophie n’est pas une matière scolaire au programme de la scolarité obligatoire de l’école primaire, et parfois du secondaire, dans les pays francophones :

- du point de vue de la professionnalisation croissante demandée par les systèmes éducatifs aux enseignants, elles interrogent une identité professionnelle en mutation, par larecomposition qu’elles exigent dans le rapport des élèves et des maîtres à la parole, au (non) savoir et au pouvoir, et par la faible formation philosophique des enseignants qui les pratiquent ;

- du point de vue universitaire, elles questionnent : philosophiquement, la nature du philosopher, dés lors qu’il s’agit d’enfants et d’adolescents, donc l’épistémologie de la discipline ;didactiquement, s’agissant d’une rupture avec la tradition de l’enseignement philosophique, son épistémologie scolaire.

Se pose donc le problème de l’articulation de la professionnalisation des enseignants lancés dans cette innovation avec l’universitarisation de leur formation (question soulevée notamment en France aux colloques sur les nouvelles pratiques philosophiques de Balaruc en avril 2003, de Rennes en mai2003, de Caen en octobre 2004, de Poitiers en avril 2005…).

D’où l’idée d’organiser, pendant les rencontres du Réseau d’Education Francophone (REF), qui se tenait à Montpellier les 15 et 16 septembre 2005 à l’université de Montpellier 3, un symposium pour examiner si ces nouvelles pratiques à visée philosophique à l’école donnent épistémologiquement naissance à un paradigme spécifique de l’apprentissage du philosopher.

Or ce qui est récurrent dans ces pratiques, c’est la discussion comme modalité privilégiée de travail : quasi exclusive dans les cafés philo, et largement dominante dans les pratiques scolaires. On peut s’interroger sur le sens de ce primat.

Celui-ci semble d’un côté en phase avec certaines missions dusystème éducatif : maîtrise de la langue, orale et pas seulement écrite (didactisation de l’oral) ; importance du débat sociocognitif dans les apprentissages (théorie sociocontructivisme) ; accent mis sur l’éducation morale, ou à la citoyenneté (avec l’entraînement au débat démocratique) ; tentative de répondre à la crise du sens scolaire du rapport ausavoir (par la motivation et le non dogmatisme) et à la loi (par la coopération procédurale et éthique)…

Mais d’un autre côté les philosophes dénoncent assez consensuellement l’opinion-préjugé de l’expression orale des élèves, la doxologie ou la sophistique du « café du commerce », la démagogie de nombre de débats démocratiques. Leparadigme organisateur traditionnel de l’enseignement philosophique n’est-il pas le cours du maître (son « œuvre »), les textes canoniques de grands auteurs (comme exemples et modèles de pensées), et l’écriture de l’élève (dissertation en France), pour apprendre à philosopher?

On peut donc s’interroger sur le sens de ces nouvelles pratiques :

- pourquoi, de fait, ont-elles pris la forme privilégiée de la « discussion » ?

- La discussion peut-elle être, philosophiquement et didactiquement, par rapport au cours du maître, à la lecture et l’écriture, un chemin pour l’apprentissage du philosopher, une autre voie possible ? Et si oui, parce qu’une discussion n’est pas ipso facto philosophique, à quelles conditions? Ces conditions sont-ellesréalisées, dans les tentatives actuelles, et/ou réalisables ?

- La discussion à visée philosophique, par sa confrontation directe à l’altérité incarnée, sa relative parité des échanges, le déplacement du rapport du maître par rapport à la parole, au pouvoir et au savoir, s’affirme-t-elle, en son émergence, comme une rupture avec la tradition philosophique de lamagistralité (le cours ex cathedra) et d’activités reconnues comme philosophiquement formatrices (lecture et écriture) ? Ou peut-elle se penser et s’agir en complémentarité avec cette tradition de pensée et d’enseignement?

- S’inscrit-elle dans la continuité de l’histoire de la philosophie et de son enseignement (maïeutique socratique sur l’agora, disputatio du MoyenÂge, espace public pour la philosophie des Lumières du 18ième, « agir communicationnel » moderne d’Habermas etc.)? Ou s’agit-il d’une pratique innovante, voire de rupture, selon laquelle les cafés philo inventeraient une nouvelle pratique sociale de nature philosophique dans la société civile contemporaine; et selon laquelle la discussion à visée philosophique en classe inaugurerait unnouveau « genre scolaire » du philosopher (thèse de Gérard Auguet , Montpellier 3, 2003) ? Et une nouvelle « institution » dans les pédagogies coopératives (thèse de Sylvain Connac, Montpellier 3, 2004) ?

Bref, s’agit-il, philosophiquement et didactiquement, dans et hors l’école, d’une méthode légitime d’apprentissage du philosopher ? Et, dansce cas, d’un « paradigme organisateur » spécifique, et nouveau, de cet apprentissage ?

- Quelle formation (objectifs, méthodes, contenus) semble alors souhaitable, voire indispensable, pour professionnaliser les enseignants, par rapport à la formation traditionnelle des professeurs de philosophie ?

Les différentes interventions du symposium ont eu comme fil directeur l’analyse de la manièredont ces nouvelles pratiques à visée philosophique sont travaillées par l’épistémologie de la discipline, et travaillent à leur tour son épistémologie scolaire.

Nous rendons compte ici, après la présentation de la problématique (Michel Tozzi), des travaux des intervenants, chercheurs québécois, belges, suisses et français sur ce questionnement, autour de quatre approchesdifférentes et complémentaires :


  1. L’analyse d’expériences de terrain : Nicolas Go, à partir d’une séquence en CM1 sur « Grandir » ; Marianne Remacle et Anne François, puis Johnatan Philippe, sur un atelier de philosophie dans le secteur de pédopsychiatrie de l’hôpital des enfants malades de Bruxelles ; Nathalie Frieden, sur unenouvelle épreuve orale de philosophie à l’examen suisse de maturité (équivalent du baccalauréat français) du canton de Fribourg.

  2. La question de la formation des enseignants qui se lancent dans ces pratiques sera abordée par Pierre Lebuis.

  3. Puis nous convoquerons des approches disciplinaires diverses pour rendre compte de l’originalité de ces pratiques : approche développementaliste et psychanalytique avec Jacques Lévine ; approche en psycholinguistique et psychologie sociale avec Emmanuelle Auriac ; approche philosophique du « critical thinking » avec Marie-France Daniel, et de l’éclairage habermassien avec Pierre Usclat.

  4. La question de la légitimité de ces pratiques, déjà abordée par cette approchephilosophique, sera au centre des articles de François Galichet, à travers le concept de croyance, et de Jean-Charles Pettier, à partir de la question des droits de l’homme et des droits de l’enfant.

Nous espérons ainsi apporter notre contribution collective à quelques unes des interrogations soulevées ci-dessus, sans bien entendu prétendre avoir fait le tour de la question, car avec la diversité et ledéveloppement de ces pratiques récentes, on a affaire plutôt à un chantier qui s’ouvre, qu’au temps d’un premier bilan…

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