Approche philosophique et didactique de la philosophie
La « discussion philosophique » renvoie aujourd’hui à des pratiques diversifiées qui prennent cette dénomination : entre un professeur de terminale et ses élèves, mais aussi.. au café philosophique, ou même à l’école primaire
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… Il peut être utile pour la recherche, notamment didactique, d’analyser ces pratiques, pour déterminer si ces discussions sont ou non philosophiques : si non pourquoi, et si oui en quoi.
La “ discussion philosophique ” apparaît alors comme une expression à définir (tâche philosophique : conceptualiser la notion) ; et d’unpoint de vue problématique, comme un ensemble de questions à travailler. Par exemple :
- Est-ce un concept nouveau, solidaire de la modernité (par rapport à, et par opposition avec le dialogue de l’Antiquité ou à la disputatio du Moyen-Age ?). Approche à la fois “ épistémologique ” et historique.
- Une discussion philosophique à plusieurs, parrapport au dialogue ou à l’entretien duels, est-elle possible, en droit et en fait ? Y a-t-il des conditions de possibilité, et si oui lesquelles, d’une discussion philosophique ? Quels en sont les présupposés ?
- Est-il souhaitable de pratiquer des discussions philosophiques en classe, et dans la cité (approche axiologique) ? Peut-elle être un “ genre philosophique ”, au sens de F. Cossutta (tome 4 de L’encyclopédie philosophique) ? L’idéal régulateur, au sens kantien, d’une forme de pensée dont devraient s’inspirer des pratiques philosophiques et pédagogiques ? Et si oui comment (processus praxéologique de didactisation) ? Quel serait par exemple le statut de la discussion philosophique par rapport au cours du professeur, au texte d’un auteur, à la dissertation ? Comment articuler celle-ci à d’autres modalités d’enseignement-apprentissage du philosopher ? etc.
CE QU’ELLE N’EST PAS
1) On pourra aisément entre collègues de philosophie se mettre d’accord sur ce qu’elle n’est pas :
a) un simple échange d’opinions où chacun dit spontanément ce qu’il pense, c’est à dire étale ses préjugés ; ou une conversation à bâtons rompus, dérivant au fil de la pensée associative à propos d’intérêts privés ou de sujets publics du moment, sans autre finalité que le plaisir de parler, voire de briller, en compagnie ;
b) un échange éristique (au sens aristotélicien) : conflitd’idées sans écoute mutuelle, affrontement entre personnes ; ou confrontation à base de manipulation sophistique, qui cherche à (con-)vaincre l’autre, ou les spectateurs, par tout moyen efficace (persuasion, sophisme, argument ad hominem), du type débat électoral entre candidats ;
c) un débat médiatique de journaliste sur un “ sujet de société ”,où l’animateur juxtapose des points de vue hâchés en temps très limité, sans le temps de la réflexion ni de l’exposition d’une pensée, sans interactivité réelle entre les participants ;
d) un débat judiciaire, qui lors d’un procès, assure le droit d’expression de la défense et de l’accusation, fait la preuve par la démarched’instruction, la convocation de témoignages et d’experts, qualifie les actes en référence à la loi, et débouche sur une décision jurisprudentielle en langage performatif : le verdict ;
e) une discussion psychologique, du type psychothérapie verbale de groupe. La parole psychologique se prend sous la forme du récit personnel, exprime la singularité d’une histoire individuelleà travers ses affects. Et l’écoute psychologique, par son empathie existentielle, entend la souffrance d’une personne, communique d’inconscient à inconscient, se fait écholalie ou se tait … Alors que la parole philosophique s’origine dans la raison et s’y adresse, travaille le concept, et que l’écoute philosophique est à dominante cognitive et critique.
f) un débat démocratique.Celui-ci ouvre un espace public de discussion dans la cité, sur des problèmes politiques (ce qui est philosophiquement intéressant, mais restrictif quant au champ). Il éclaire par le pluralisme des opinions (et reste donc à un niveau doxologique)et confronte le point de vue des citoyens, ou celui de leurs représentants, entre eux ou avec le point de vue d’experts. Il peut devenir, par ses enjeux de pouvoir, démagogique(s’intéresser au nombre plus qu’à la vérité). Il s’agit souvent de discuter pour décider au niveau individuel ou collectif (ex : voter). Agir et pas seulement penser. On a « raison » par le vote parce qu’on est les plus nombreux, et non parce que l’on a le « meilleur argument » (Habermas). On peut philosophiquement, mais jamais démocratiquement, avoir raison seulcontre tous (le sage ne vote que pour un). On vise la majorité, et non l’universel. La pensée démocratique est celle d’un groupe, d’un Etat, la pensée philosophique est singulière, mais à portée universelle, parce que rationnelle, alors que la foule est souvent passionnelle.
g) un débat scientifique. Certes il y a ici, comme en philosophie, une rupture avec l’opinion ( Bachelard), le sens duquestionnement, l’émergence de problèmes, le traitement rationnel des questions, la volonté de réponses fondées, une discussion publique entre pairs (et non plus sur l’agora), où toute affirmation est examinée comme hypothèse à confirmer ou infirmer… Mais les questions sont posées sur le terrain de la connaissance (à l’exclusion de l’éthique, de l’esthétique, de lamétaphysique) ; le langage inclut des codifications formelles (ex : formules mathématiques, alors que toute discussion philosophique se mène exclusivement en langue naturelle) ; le mode d’administration de la preuve fait appel à la démonstration (avec son mode déductif indifférent à la prise en compte de l’auditoire),à l’observation (construite), ou à l’expérimentation, lathéorie doit être falsifiable (Popper), contrairement à l’argumentation philosophique, rationnelle mais non scientifique ; la position scientifique du problème présuppose en droit la possibilité d’une réponse (alors que la question philosophique n’est jamais saturée, est susceptible de plusieurs réponses, y compris aporétique, sans qu’il y ait pour autant relativisme puisque demeure laprétention d’un horizon d’universalité et de vérité) ; elle appelle une réponse « consensuelle » dans la communauté d’experts, au moins provisoirement, et en même temps évolutive (alors que les “ solutions ” en philosophie sont toujours plurielles, et la philosophie de Platon, contrairement à la science d’Aristote, n’est pas obsolète) .
APPROCHES DOCTRINALE ET HISTORIQUE
Mais dire d’une notion ce qu’elle n’est pas ne nous dit rien de ce qu’elle est.
2°) On peut alors tenter une approche doctrinale.
Car s’il n’y a de philosophie que par la “ création de concepts ” (Deleuze), c’est-à-dire par des philosophes, par une histoire de la philosophie, on peutse tourner vers les grands auteurs : disent-ils quelque chose de la discussion ? La pratiquent-ils, et si oui comment ?
On pense immédiatement au dialogue platonicien : appel à des règles dans le Gorgias, demande explicite de l’accord de l’autre pour avancer dans le Ménon2
. Le dialogue maïeutique de Socrate est-il le paradigme de la discussion, de l’ “ Idée ” même de discussion ? Il faudrait alors préciser si l’on prend comme référence le modèle des dialogues aporétiques de jeunesse, celui d’un Socrate qui ne sait rien, ou celui de la dialectique ascendante, quimène par la réminiscence à la vision de l’Idée ?) ?
Une question se pose ici : peut-on confondre dialogue et discussion ? Socrate s’adresse à un ou deux interlocuteurs au plus, en présence de spectateurs souvent, mais muets. La discussion philosophique en classe ou au café se fait à plusieurs intervenants, dans un groupe important.
Platon définit dans leThéétète la philosophie comme un “ dialogue silencieux ” de l’âme avec elle-même. L’idée de philosophie et l’idée de dialogue ne feraient qu’un, et le dialogue serait le genre philosophique princeps, le mode même du philosopher (idée non partagée par de nombreux philosophes). Mais on peut se demander si dialoguer avec soi, c’est la même choseque dialoguer avec autrui, ou discuter avec plusieurs personnes ; ou au contraire s’il n’y a pas une spécificité de la discussion philosophique par rapport au dialogue d’une part, au dialogue avec soi de l’autre.
3°) une approche historique pourrait nous éclairer sur ce point3
.
On pourrait ainsi opposer le dialogue platonicien, à base de maïeutique, soucieux de conceptualisation, de cohérence et de vérité, au dialogue des sophistes, lié à l’émergence de la démocratie grecque et de la sphère juridique, essentiellement soucieux de convaincre avec efficacité, moyennant parfois finance. Suivre l’évolution du dialogue antique vers la direction de conscience au MoyenAge (orientation religieuse du dialogue philosophique, avec pour pendant du dialogue avec soi-même, “ l’examen de conscience ”). Puis étudier l’apparition et le développement de la disputatio, centrée sur l’argumentation logique et le recours à Aristote, avec une procédure de longues interventions successives contradictoires, dont les pratiques rhétoriques, en particulier chez les jésuites, perdurent jusqu’à la fin du XIXème. Constatons que la dispute n’est pas une discussion, qui suppose une pluralité d’interlocuteurs avec des interactions rapprochées.
Une hypothèse à explorer : la discussion serait une notion et une pratique plus moderne, liée à l’ émergence de l’idéologie démocratique au siècle des Lumières, et à l’apparition des salons à la fois littéraires et philosophiques. Ce serait le lieu d’une opportunité de se servir publiquement de son entendement (Kant), l’émergence d’une époque où les individus, pour s’éclairer, confrontent leurs idées dans un débat (semi-) public sous les auspices de la Raison universelle. Elle signifierait, dans la perspective de la montée de l’individualisme, la construction d’unnouveau rapport à l’Autorité, à la vérité et à autrui. La contestation de la religion révélée introduit à un rapport non-dogmatique au savoir, qui repose non plus sur la parole transcendante et incontestable de Dieu, du prêtre ou du Roi, mais doit s’auto-fonder rationnellement par le débat argumenté. Si cette hypothèse était avérée, il faudraitinterpréter la signification de cette modernité de la discussion, dont l’impact sera développé au 20ième par Apple ou Habermas.
QUELQUES CONDITIONS DE POSSIBILITE
4°) Tentons maintenant de dégager quelques critères, attributs, présupposés, conditions de possibilité d’une discussion spécifiquement philosophique.Tâche complexe, qui supposerait de définir ce qu’est une discussion (par exemple en rapport avec le dialogue), ce qu’est la philosophie (consensus introuvable entre philosophes eux-mêmes), ce qu’est une discussion philosophique (nous avons vu ce qu’elle n’est pas), en quoi elle est spécifiquement philosophique … L’enjeu didactique est important : comment pratiquer des discussions philosophiques en classe et aucafé, si l’on n’est pas au clair sur ce qu’est ou devrait être une discussion philosophique ? Comment d’ailleurs qualifier une discussion en classe de philosophie ? On s’accordera à dire qu’elle ne ressemble que de très loin à une discussion entre philosophes ou entre professeurs de philosophie. Elle n’est donc pas philosophique en ce sens (faut-il parler de niveau ?). Une discussion entrephilosophes peut d’ailleurs n’être pas philosophique, si un travail philosophique n’en est pas expressément la finalité … Peut-on alors parler de “ moments philosophiques ” ? On est ramené à leur spécificité. A quelles conditions une discussion est ou peut devenir philosophique, comment identifier le passage, le basculement dans la philosophicité ?
Esquissons quelqueséléments :
a) Un discutant philosophique entretient un certain rapport à la vérité. C’est la recherche d’une vérité qui fait philosophiquement sens. Les “ moments philosophiques ” d’une discussion sont ceux où cette finalité apparaît clairement : quand un individu, des interlocuteurs ou le groupe se soumettent volontairement, individuellementet/ou collectivement, à une exigence de vérité. Quand l’enjeu est spéculatif, relationnellement désintéressé : il ne s’agit plus de manipuler l’autre ou de “ sauver la face ” (Goffman), mais d’avoir réponse à sa propre question. Quand il y a désir de savoir et consentement à ne pas savoir, assomption du doute, courage de la vulnérabilité cognitive.Quand arrivant intellectuellement convaincu, on donne à son affirmation statut de simple hypothèse à examiner, faire ausculter, critiquer. Discuter philosophiquement, c’est avoir le sens de la fragilité d’une conviction, le courage de la confronter, le risque et l’espoir qu’elle sera combattue pour aller plus loin. C’est admettre que son « opinion » est a priori et en droit discutable, qu’on ne peutêtre rationnellement détenteur d’aucun dogme. Pas de discussion sans postulat de la discutabilité de toute affirmation. Ce qui pose le problème de la croyance dans une discussion. L’indiscutable n’est pas philosophique, mais religieux (le dogme révélé impliquant une foi), ou scientifique (par exemple une démonstration mathématique dans le cadre d’une axiomatiquedonnée).
b) Ce rapport à la vérité au moins comme horizon entraîne un certain rapport au réel. Si l’on discute, c’est pour éclairer une question que l’on se pose sur ou qui est posé par le réel, concrètement sur mon rapport au monde, à autrui, à moi, à Dieu… On ne discute philosophiquement ni pour rien, ni sur rien. Il y a un enjeu : le rapport du jugement auréel et à la vérité. La possibilité pour la pensée de dire le vrai, de penser le réel.
c) D’où un rapport essentiel et nécessaire, dans toute discussion philosophique, au thème abordé, à l’objet-sujet de la discussion, aux questions posées sur cet objet de pensée, et au type de question. Toute question n’amène pas une discussion philosophique. Parexemple une question factuelle, portant sur des connaissances déclaratives (ex : la date de la bataille de Marignan, appelant une réponse unique et incontestable). La question posée dans une discussion philosophique doit avoir du sens pour tout homme et chacun, engager des enjeux anthropologiques, être posée ou entendue dans l’un des champs de réflexion philosophiques (ex : épistémologie, éthique, politique,esthétique,métaphysique …), ne pas pouvoir être résolue scientifiquement, ou techniquement, ou juridiquement etc. Elle doit être aussi controversée, susceptible de plusieurs réponses fondées. Elle est donc une question ouverte, qui traverse les siècles avec reformulations et déplacements, et n’est pas cloturable (certaines ne sont plus d’actualité, comme le sexe des anges,d’autres ont eu des éclairages scientifiques). De ce fait, comme la condition de possibilité d’une objection rend tout énoncé philosophique en droit contestable, une discussion philosophique est non seulement inachevée, mais potentiellement inachevable. Elle s’arrête parce que c’est l’heure de s’arrêter, mais pourrait continuer. D’autres la continueront. Elle présuppose donc àla fois un accord possible en droit des esprits (mais il faudrait bien préciser quel type d’accord, non soluble dans un simple consensus), puisqu’elle est rationnelle, et la possibilité de récuser par des objections tout consensus : antinomie de la “ raison discutante ”, et contradiction motrice.
d) L’acuité de ce questionnement implique un certain rapport à la liberté quiengage le rapport du sujet à ce qu’il dit, un rapport à soi, au langage et à sa pensée. Ce qui met en jeu, au-delà des énoncés proférés, son mode d’énonciation. Le discutant adopte une certaine posture intellectuelle et morale. Authenticité d’une démarche de recherche et d’ouverture. Attitude de questionnement. Exigence et humilité à la fois. Sens de lacomplexité. Habiter une question et être habité par elle. Se sentir requis. D’où, s’il y a dans une discussion philosophique un rapport à la maîtrise par la volonté méthodique de savoir et une parole réglée et régulée, il y a aussi un rapport à la déprise, un débordement par la profondeur de la question, la perplexité devant les solutions, la surprisedevant les objections, l’aléatoire de l’interaction. Dialectique du rapport à la limite, entre maîtrise et lâcher-prise… Engagement intérieur au-delà de l’extériorité et du formalisme. Exercice du jugement et émancipation par l’exercice de la raison.
e) Car le rapport à la raison caractérise une discussion philosophique. Attitude raisonnable qui travaille sur soi pour maîtriser l’émotion qui submerge, trouble le jugement, fait dériver la confrontation cognitive vers le conflit socio-affectif. Se mettre en position du je philosophique, qui existentiellement impliqué, se veut locuteur universel, singularité certes, car toute pensée est personnelle, mais non empirique, contingente, s’adressant elle-même à “ l’auditoire universel ” (Perelman). Prétention à la validité du propos, à la légitimité discursive de l’intervention, parce qu’elle se met à la place de “ tout autre ” (Kant), et cherche “ le meilleur argument ” (Habermas).
Cette exigence rationnelle s’actualise par des processus intellectuels de conceptualisation de notions (savoir ce dont on parle, définir, opérer des distinctionsconceptuelles), de problématisation (mettre en question les évidences, dégager les enjeux, interroger les présupposés et conséquences), d’argumentation (fonder, déconstuire, objecter, savoir si ce qui est dit est vrai). Façon spécifique d’(auto-)administrer la preuve.
f) Dans une discussion philosophique, le rapport à la pensée est rapport à la raison, en ce qu’elles’exprime par le langage oral, dans la confrontation à autrui et à un groupe, ce qui caractérise sa spécificité.
g) Ce rapport au langage est constitutif de la pensée, car on ne peut penser qu’avec et sur des mots. Savoir ce dont on parle pour le penser. Quand parler veut vraiment dire quelque chose, car il s’agit du rapport du langage à la vérité. Penser ce qu’on dit, et ne pas secontenter de dire ce qu’on pense. Et penser en langue naturelle, et non de façon formalisée, scientifiquement codifiée, malgré l’idéal de démonstration de Spinoza ou du positivisme logique. Et penser dans la langue orale.
L’expression orale d’une pensée diffère de son expression écrite. L’oral, dans le jaillissement de la parole incarnée, linéaire, inviteà l’improvisation, pour le meilleur et pour le pire. Or le rapport à la pensée se fait dans une discussion philosophique en interaction sociale. Celle-ci décentre, surprend, démonte, somme de répondre, et donc d’inventer. Il faut étudier ce rapport entre pensée, parole et interaction. On ne pense pas en parlant comme en écrivant, et on ne pense pas tout seul comme on pense en interaction verbale avec autrui. Comparons la pensée solitaire devant la page blanche dans le cabinet, et la discussion philosophique. Comment se construit la pensée dans une discussion philosophique, dans cette dialectique entre le face à soi et le face aux autres, dans le rapport à sa propre parole convoquée par la dynamique des échanges ? La successivité des mouvements d’intraversion et d’extraversion, le dialogisme des interventions, la forteintertextualité des propos montrent une construction originale, non linéaire, toute de reprises, de réponses, de concessions, de nuances. Au fond, comment pense-t-on ensemble séparément dans une discussion philosophique ?
On pourra soutenir, comme Deleuze au début de Qu’est ce que la philosophie, que la discussion philosophique est un danger pour la pensée : trop de légèreté des interlocuteurs (souvent doxiques) par rapport à la profondeur des auteurs ; trop de dispersion par rapport à la multiplicité des locuteurs, en lieu et place d’une logique expositive structurée ; trop d’imprécision dans le surgissement spontané de l’oral par rapport au sérieux et à la précision de l’écrit ; trop de vitesse dans les échanges par rapport à la“ patience du concept ” (Hegel). Mais quelque chose se joue ici du rapport à la pensée, dès que la discussion philosophique est une “ communauté de recherche ” (M. Lipman), dont les interactions sur une question alimentent la réflexion de chacun et le travail collectif.
On dira aussi que les élèves aiment discuter parce qu’ils ont l’impression de ne pas“ travailler ”, en évitant dans ce moment de se confronter à un cours, un texte ou à l’écriture, ou parce que c’est l’occasion d’une affirmation adolescente de soi. Mais il ne faudrait pas sous-estimer l’intérêt de la confrontation d’idées, qui élargit leur horizon.
h) La discussion philosophique engage en effet un rapport à autrui. C’est le casde toute pensée : Descartes appelle sans cesse les objections du lecteur, et Kant sollicite son jugement. Mais ici il s’agit d’un autrui incarné, pas d’un lectorat universel potentiel comme dans l’essai, ou un destinataire précis comme dans la lettre philosophique. Et un autrui, ou plus exactement plusieurs personnes, avec lesquelles chacun entre ou peut entrer en interaction sociale verbale (comme d’ailleurs non-verbale et para-verbale), dans une communication présentielle et rapprochée (contrairement à la dispute du Moyen Age, ou à la table ronde moderne, où des soliloques se juxtaposent) ; ce qui appelle par exemple à improviser sur le champ une réponse cohérente.
La discussion philosophique est ici, parce qu’il faut co-construire des rapports de sens, rupture du rapport de forces entres les individus : rapport deforce physique, par passage au langage, mais aussi rapport de force verbale, (injure, tentative de manipulation sophistique …) puisqu’on voit en l’autre un collaborateur, et non un adversaire. Il y a donc respect de la personne et de ses idées, tolérance à la différence, acceptation du droit d’expression d’autrui, et du pluralisme des points de vue.
Mais il y a plus : besoin de l’autre pour chercher,intérêt pour sa vision du monde, prise en compte de ses avis, appel à son jugement, à sa critique, par son appartenance à la communauté des esprits rationnels, qui ouvre un espace public de confrontation universelle. La discussion philosophique suppose la possibilité d’être “ altéré ” (modifié) par autrui. Il y a donc dans la discussion philosophique un double“ souci ” de l’autre.
i) Ce qui engage une éthique communicationnelle.
- Du point de vue du rapport à la vérité, il s’agit d’une morale de la pensée, puisque chacun doit librement se soumettre aux contraintes de la raison, aux exigences de la logique et de la cohérence, à la force des objections. Il s’agit de rendre raison de sa position, et de rendre raison au “ meilleur argument ”. Du point de vue d’autrui, il s’agit de respecter sa parole et sa personne, mais aussi de prendre en compte “ la part de vérité ” qu’il creuse en moi. Il s’agit enfin, c’est cela l’estime intellectuelle, de lui poser les questions et de lui adresser les objections les plus aptes à le faire progresser.
- Du point de vue du sujet traité, chacun a, dans unediscussion philosophique, la responsabililté de porter intellectuellement le problème posé, de faire avancer collectivement son traitement avec rigueur, de se taire aussi quand on n’a rien de décisif à dire. Cette responsabilité est assumée devant le groupe, dont il faut aussi respecter les règles de fonctionnement pour que la discussion philosophique soit possible.
j) Car il y a dans une discussionphilosophique, dans la mesure où l’interaction verbo-conceptuelle est plurielle, un rapport au groupe de discutants. Dans le dialogue socratique, où l’on a affaire plutôt à un entretien, il peut y avoir plusieurs spectateurs, mais seulement un, voire deux interlocuteurs au plus. En classe, ou au café, on est confronté au nombre, à un groupe de personnes. Peut-on discuter philosophiquement à trente oucinquante personnes ? Est-ce que la parole partagée (non la parole ex cathedra, qui supporte très bien l’amphithéâtre) change de nature ou de statut avec le nombre ? Comment réguler la parole philosophique dans un groupe nombreux, car l’informalité serait cacophonique ? C’est semble t-il ce problème du nombre qui pose la question du rapport entre débat démocratique et discussionphilosophique.
NB - Ci-après une carte conceptuelle de la discussion philosophique, qui met en réseau tous les éléments ci-dessus.
DISCUSSION PHILOSOPHIQUE ET DEBAT DEMOCRATIQUE
Si le peuple pense selon l’opinion, et que la philosophie prétend dépasser la doxa, la philosophie, et par conséquent la discussion philosophique, ne sont-elles pas de nature intellectuellementaristocratique ? Platon en concluait que la cité devrait être gouvernée non par le peuple mais par des sages. La philosophie des Lumières et les penseurs de la République ont déplacé la problématique, à travers l’instauration d’une école pour tous, où la philosophie, identifiée à la cause de l’école du peuple, doit être enseignée à chacun.L’élève n’est plus un disciple qui choisit son maître, mais un futur citoyen obligé d’aller à l’école et de faire de la philosophie pour s’instruire et être éclairé. Il faut donc rendre la philosophie accessible au peuple (instaurer une “ démosophie ”), notamment par l’apprentissage de la discussion philosophique.
Un lien nouveau se noue de ce fait entrephilosophie et démocratie, dont la synthèse de R. Pol Droit4
de l’enquête de l’Unesco sur la philosophie dans le monde rend compte. Ce n’est pas un hasard si le Brésil par exemple, en sortant de la dictature, a permis d’enseigner la philosophie auxenfants pour asseoir son nouveau régime démocratique. Comment penser ce lien historiquement renouvelé, depuis son inauguration dans l’Antiquité en Grèce ?
Nous avons vu certes qu’il ne suffit pas qu’un débat soit démocratique pour qu’il soit philosophique : on peut échanger démocratiquement des préjugés avec une répartition équitable de la parole. Le rapportà soi et à la vérité n’est pas soluble dans le débat démocratique, souvent éristique. Le droit d’expression n’a philosophiquement de sens que par le devoir d’argumentation rationnelle. On ne peut pas dire n’importe quoi en philosophie : il n’y a pas de droit philosophique à la bêtise. S’il y a égalité dans le droit à intervenir, toutes les interventions ne sevalent pas, dans leur rapport à la vérité, et il vaudrait mieux parfois se taire …
Mais il ne faut pas oublier, d’un point de vue didactique, que la discussion philosophique en classe terminale (et pourquoi pas dès l’école primaire ou après l’école, dans la cité, par exemple dans des “ cafés philo ”5
), s’exerce dans une institution qui a pour finalité à la fois des apprentissages disciplinaires (ex : français ou philosophie), et une éducation à la citoyenneté, et que les disciplines doivent être enseignées dans cette perspective. De ce fait l’apprentissage du “ penser parsoi-même ” a un sens à la fois philosophique et démocratique : la discussion philosophique doit donc être du même mouvement philosophique par ses exigences intellectuelles, et démocratique dans son fonctionnement en tant que discussion. Loin de dénaturer la discipline par une préoccupation extrinsèque, cette dimension démocratique est fondamentale dans l’école de la République, et partant, une des conditions de possibilité de la discussion philosophique.
La discussion philosophique garantit inversement la qualité de l’apprentissage du débat démocratique, puisque, par sa vigilance cognitive et son éthique communicationnelle, elle borde les dérives toujours possible de celui-ci vers la démagogie doxologique ou la manipulation sophistique. La didactisation scolaire de la discussion philosophique exigeainsi une transposition didactique qui, tout en intégrant les principes d’une démarche philosophique, prend en compte les exigences démocratiques d’un débat. Vu de l’extérieur de la discipline, on pourra dire qu’une discussion philosophique, c’est un débat démocratique avec des exigences intellectuelles. Vu de l’intérieur on préfèrera soutenir que ce sont les exigences de lapensée mise en œuvre dans le cadre d’un débat démocratiquement animé.
Cette double finalité pose la question de la conduite d’une discussion philosophique. Comment la concevoir ? La discussion philosophique doit-elle avoir cet aspect civil, policé, ordonné, calme, rationnel et raisonnable que l’on a présenté ? Elle pourrait après tout procéder de la provocation cyniqued’un Diogène, d’un coup de marteau nietzchéen, ou dans une perspective marxienne secouer stratégiquement l’affect pour conscientiser ? Pourquoi cette discipline du corps et de la pensée, cette torpille maïeutique si courtoise d’un Socrate qui n’avance qu’avec l’accord de son interlocuteur ? On pourrait même interroger idéologiquement un modèle de discussion philosophiqueaseptisé, consacrant la tolérance relativiste d’une démocratie libérale, où n’importe qui a le droit de dire ce qui lui passe par la tête en étant respecté…
Toute pratique de la discussion philosophique présuppose, à titre implicite ou explicite, une conception de la philosophie. Par exemple, lorsque nous disons que dans une discussion philosophique toute proposition est en droit discutable(sinon la discussion se clôt), et l’interaction inachevable, cela signifie qu’un énoncé ne peut être, du point de vue dynamique de l’échange, incontestable, dans un rapport absolu à la vérité. On sent que nous sommes là plus près de Socrate que de l’Idée platonicienne, plus proche du doute cartésien que de l’assurance hégelienne, dans une modernité qui depuis Kanta secoué la métaphysique, soupçonné l’existence de Dieu, intégré le principe scientifique de “ raison limitée ” (Simon), pris acte de la fin des “ grands récits ” (Lyotard), et promu dans la cité la parole démocratique, conception qui nous semble pertinente dans le cadre scolaire d’un apprentissage du “ penser par soi-même ”, et non dela transmission de doctrines ou de Vérités.
Si réglage il doit y avoir, certains invoqueront de préférence l’autoréférence, le fondement de la conduite de la discussion philosophique sur des normes immanentes, et non extérieures à l’activité philosophique. On se tournera alors par exemple vers les sophistes qui ont instauré sur l’agora des pratiques de discussion (dont se réclament implicitement certains manuels d’argumentation en français ou expression-communication) ; ou, sensible à la critique de Platon, vers la maïeutique socratique : un dialogue très directif, mais fondé sur l’accord de l’interlocuteur pour avancer.
Mais comment didactiser ce modèle philosophique à un ou deux interlocuteurs dans une classe de trente-cinq élèves, ou un café de cinquanteparticipants ? Ou bien l’on dira que la discussion philosophique est impossible à plusieurs, parce qu’il faut comme Socrate suivre pas à pas un seul interlocuteur à la fois, ou bien il faut inventer un autre modèle, qui doit prendre en compte les interactions plurielles dans un groupe. Ce n’est pas parce que l’histoire de la philosophie nous laisse assez démunie au niveau des pratiques de références, que ledidacticien de la philosophie doit renoncer à ce qui, de toute façon, doit être transposé dans un cadre scolaire, et donc adapté. On pourrait même se demander, plus radicalement, si l’on peut définir une discussion philosophique de façon purement philosophique, dès lors que l’on n’a pas de pratiques sociales de référence en la matière …
Or la philosophie politique aréfléchi aux principes et conditions de la démocratie, en partant du débat démocratique : droit d’expression, égalité des individus, respect des personnes, pluralisme des points de vue, prise en compte de l’avis minoritaire (qui peut devenir s’il est convaincant majoritaire) etc ; et concernant le déroulement : élaboration de procédures de tours de parole (demande d’intervention,inscription sur une liste, temps limité …), et définition de fonctions (président de séance pour répartir la parole, secrétaire de séance pour garder des traces) etc.
Il y a là les principes et les règles de gestion démocratiques d’un débat nombreux. Or, c’est ce problème du nombre qui pose problème dans le dialogue. Comment dans le cadre de la transpositiondidactique, élaborer le cadre d’une discussion philosophique ? Si celle-ci, pour être philosophique, doit viser la recherche de vérité, elle doit aussi, pour être une discussion, gérer des interactions nombreuses. Une discussion philosophique doit donc être démocratique dès qu’elle concerne un groupe en interaction. Tel est selon nous le rapport entre discussion philosophique et débat démocratique. Pour qu’une discussion soit philosophique (et cela détermine la double compétence de l’animation), il faut donc au moins deux conditions :
- une régulation démocratique des interactions dans le groupe ;
- une exigence philosophique dans les processus de pensée et le travail commun. Si ces préoccupations doivent être particulièrement portées par l’animation, elles produisent leurplein effet lorsqu’elles sont partagées par les participants (respect des règles de fonctionnement, et qualité intellectuelle des interventions). Elles peuvent être, au niveau de l’animation, prises en compte par le même animateur, ou réparties en fonctions distinctes (en y impliquant les élèves). Ex : président de séance pour la première condition, présentateur de problématique,questionneur, reformulateur des distinctions conceptuelles, thèses, arguments, synthétiseurs à court et à long terme, par oral et/ou par écrit …, pour la seconde. La question se pose de savoir si l’animateur doit lui-même intervenir sur le fond du débat, par exemple objecter, ou s’il se contente de questionner, récapituler, relancer : ces styles d’animation ne produisent pas les mêmes effets, lemême type de travail. De même s’il choisit ou non de convoquer des philosophes. On peut aussi tirer davantage vers la conférence-débat, mais c’est au détriment d’une interaction entre pairs, d’une discussion à responsabilité partagée.
Si l’idéal démocratique souhaiterait que chacun intervienne, il n’est pas nécessaire de rendre obligatoire dans une discussion philosophique la parole de tous. Car l’écoute active peut être formatrice, si elle s’accompagne d’un dialogue intérieur. On peut penser sans parler, et parler sans penser. Les perches tendues sont cependant utiles, car souvent c’est par l’expression orale que s’élabore la pensée elle-même, en se mettant en mots.
DISCUSSION PHILOSOPHIQUE ET COMMUNAUTE DE RECHERCHE
L’intérêt d’une discussion philosophique est de tenter d’instaurer un groupe de personnes en “ communauté de recherche ” sur un problème essentiel. M. Lipman emploie cette expression à propos de la philosophie pour enfants pour laquelle il propose une démarche depuis les années 19706
. Il s’agit pour l’instituteur de constituer sa classe (le problème est analogue, bien que non identique, pour un animateur de café-philo) en “ communauté de recherche ”, c’est-à-dire en un lieu et un moment où chaque participant essaye d’apporter sa pierre à la problématique posée, ense plaçant d’un point de vue rationnel, compte-tenu de son âge, de sa maturité, de ses connaissances.
Du point de vue de l’individu, cette dynamique des échanges peut favoriser un étayage cognitif. On peut faire l’hypothèse que celui-ci rencontre certaines limites dans le dialogue avec lui-même, par exemple dans la capacité à se faire à lui-même des objections sortant du cadre de sa propre pensée. L’altérité d’autrui, son “ étrangeté ” (Freud) est plus radicale que celle l’on peut consciemment creuser en soi-même, et même les plus grands philosophes ont eu besoin des controverses pour affiner leur pensée (cf. par exemple les Réponses aux objections de Descartes). Certains psychologues montrent que le conflit cognitif avec soi-même est une intériorisation du conflit socio-cognitif avec autrui (cf. l’école néo-piagétienne de Genève : Perret-Clermont, Doise, Mugny, Carugati…), et que l’on va de l’inter-individuel à l’intra-individuel (Vygotski), pour accroître sa décentration. Les objections reçues, les arguments supplémentaires, la façon différente de poser, d’entendre ou d’interroger la question, le déplacement duproblème, l’appel à d’autres champs d’investigation, d’autres registres de formulation sont autant de “ dépaysements ”, de provocations à penser, à reprendre une réflexion qui s’essoufflait ou ronronnait. En ce sens la discussion philosophique est ce lieu où peut se réaliser pour chaque participant le besoin de l’autre et du groupe pour penser.
Du point de vue dugroupe comme communauté de recherche, il s’agit du pari et du défi de pouvoir approfondir collectivement un problème. Or, il y a des tentations et des dérives :
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au niveau intellectuel, la superficialité (tout dépend de la qualité des interventions, de l’exigence réflexive des participants et de l’animateur) ; la dispersion (hors-sujets, incohérence des interventionsentre elles, multiplication des questions, champs et registres, auberge espagnole du contenu des notions) : ce qui entrave la rigueur de l’analyse et l’avancée d’une progression.
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au niveau psycho-sociologique, puisque la discussion philosophique met en jeu la vie d’un groupe : étalement narcissique d’un “ je ” plus psychologique que philosophique, terrorisme de la culturesupposée connue sur le mode allusif (“ comme vous le savez tous, Wittgenstein, dans le Tractacus Logico-philosophicus ”), émergence de leaders qui prennent le pouvoir avec la parole, conflits socio-affectifs parasites par rapport au travail de la pensée, particulièrement émergeants chez les adolescents etc.
C’est une question que de savoir si une discussion philosophique produit ou peut produireune “ pensée collective ”, à travers ses tentatives de conceptualisation de notions, d’élaboration de problématiques, de questions, de thèses, d’arguments, d’accords et désaccords. Bien sur pas une pensée collective au sens où la discussion (en classe ou au café) produirait du “ concept ” (au sens de Deleuze), de la “ philosophie ”, de ladoctrine. On fait en classe un apprentissage : ou on pense qu’il ne s’agit pas de philosophie parce qu’on est précisément en train d’apprendre, ou on pense qu’il s’agit déjà de philosophie, parce qu’on commence précisément à apprendre … Evitons le malentendu : une dissertation peut esquisser une démarche réflexive sans pour autant produire de la doctrine ou dusystème !
On peut soutenir qu’il n’y a dans une discussion philosophique qu’une addition, une juxtaposition, au mieux une confrontation de points de vue individuels. Toute pensée n’est- elle pas singulière, personnelle ? N’y a-t-il pas seulement travail de chacun en commun, plutôt que travail commun, “ penser ensemble séparément ” ? Les entretiens avec des discutantsattestent que pour chacun c’est une occasion de s’interroger, de travailler intellectuellement, par écoute active ou interactions effectives. C’est là un point de vue de participant, qui construit sa propre pensée souvent à partir de ce qu’il entend, reçoit, échange.
Mais le participant idéal n’est-il pas celui qui cherche à faire avancer la réflexion sur le problème, qui concernechacun, tout le groupe, et au-delà la communauté des esprits, parce qu’il vise la rationalité de l’universel ? Celui qui tente de sortir de “ son ” point de vue pour faire accéder le groupe à la clarté cognitive et au meilleur argument, celui qui croit à une possibilité en droit d’accord rationnel ?
Et le rôle d’un animateur de discussion philosophiquen’est-il pas de construire du sens, en mettant en regard les interventions entre elles et par rapport au sujet ; de nommer ce qui se fait (tentative de définition, émergence d’une thèse, production d’argument, illustration par un exemple, objection par un contre-exemple, apparition d’une autre thèse, déplacement de la question, ouverture d’un nouveau champ de réflexion etc.) ; de recentrer sur leproblème, de relancer le questionnement, de demander un approfondissement, et de rendre perceptible ce sens aux participants ?
On dira que ce sens est construit par l’animateur, et que sans celui-ci la discussion partirait dans tous les sens, et dériverait en conversation au fil des interventions. Certes. Mais une reformulation part d’une intervention réelle, une synthèse partielle ou finale, orale ou écrite a posteriori reprendce qui a été effectivement dit, et capitalisent une avancée collective. Il est difficile de trancher entre la juxtaposition d’interventions utiles à chacun, qui fait le tri en fonction de l’élaboration de sa propre pensée, et une co-élaboration collective, significative de la communauté de recherche comme “ intellectuel collectif ”. Toute synthèse reste celle d’un individu, quistructure et réélabore, et pourtant elle tente de rendre compte d’un travail commun. Le meilleur renvoi à un groupe de sa production intellectuelle, c’est celui où le synthétiseur, non impliqué lui-même dans les échanges, avec un empan maximal d’écoute, et sans chercher à élaborer lui-même sa propre pensée, reprend avec le plus d’objectivité possible tout ce qui a été dit de significatif, ayant lui-même une certaine maîtrise du sujet abordé. Nous parlerons dans ce cas de co-construction du sens : quelque chose ressort du travail d’un groupe, qui n’est pas sa pensée, car la pensée reste personnelle, et qui pourtant dépasse ce que pensait chacun, par la richesse des échanges.
On peut évidemment se demander s’il n’y a pas démagogie d’un enseignant à reprendre dans une synthèse des opinions d’élèves, alors qu’il devrait les “ élever ”. Mais il ne faut demander à une discussion philosophique que ce qu’elle peut donner, c’est-à-dire une mise en démarche de la pensée par la vertu de la confrontation. La discussion philosophique n’est pas et ne peut être le tout de l’enseignementphilosophique. A l’enseignant de faire confronter, là où chacun et le groupe en est, à son propre cours et à des textes d’auteurs.
On comprend mieux maintenant les obstacles à la discussion philosophique.
- Ne pas assumer les exigences intellectuelles d’une pensée : ne pas élaborer un questionnement, ne pas être habité par la question, répondre à une question sans l’interroger dans ses présupposés et conséquences, employer des mots sans les définir, prendre un exemple pour un argument, tomber dans l’anecdote, raconter ou se raconter, affirmer sans fonder, s’accrocher à son idée, se contredire, ne pas savoir objecter ou répondre à une objection, refuser de se soumettre librement à la raison, ne pas s’exprimer en tant que locuteur ni s’adresser à un auditoire universel, ne pas se sentir membre d’une communauté des esprits …
- Ne pas assumer les exigences d’une discussion intellectuellement finalisée : ne pas arriver à comprendre l’autre (parce qu’il nous dérange ou nous sort de notre cadre de pensée), à se placer du point de vue de l’autre (et de tout autre), ne pas prendre en compte ses objections, ne pas être ouvert aux pistesnouvelles qu’il me propose, parler pour placer son mot, et non pour faire progresser le débat, donner des références savantes sans les expliciter, donner des leçons aux autres, vouloir “ sauver la face ”, ne pas accepter les règles démocratiques d’un groupe discussionnel (ex : intervenir sauvagement quand on n’a pas la parole, couper la parole à quelqu’un, parler trop longtemps, juger etattaquer les personnes au lieu de critiquer les idées, être intolérant etc.)…
Ce qui renvoie à la responsabilité de chaque participant dans la discussion philosophique, et plus particulièrement à celle de l’animateur pour faire respecter ces exigences.
Notes
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1
– Voir les recherches de Jacques Lévine à Lyon ou de Michel Tozzi à Montpellier. Sur la discussion philosophique elle-même, voir notre ouvrage L’oral argumentatif en philosophie, CRDPde Montpellier, 1999.
2
– F. Cossuta montre, dans l’Encyclopédie philosophique universelle (t.4, PUF), que le dialogue est un genre philosophique, lié au contenu de la doctrine de certains philosophes.
5
– Tozzi M., “ Le café philosophique, un défi pour la pensée ? ”, in L’oral argumentatif en philosophie, CRDP de Montpellier,1999.
6
– Pour une bibliographie approfondie sur la question, voir Sasseville M. (sous la dir. de), La pratique de la philosophie avec les enfants, Les Presses de l’Université de Laval, 1999. (Adresse : Livres univers, 845, rue Marie Victorin, Saint Nicolas, Québec, 67A358, Canada).Notre article « Philosopher à l’école primaire », Pratiques de la philosophie n° 7, Gfen, juillet 1999. Ou notre ouvrage (coord.), Philosopher à l’école primaire, Crdp Montpellier-Cndp-Hachette, 2001.