Débat, raison, socialisation, apprentissage, même combat !
DEBAT, RAISON, SOCIALISATION, APPRENTISSAGE,
MÊME COMBAT !
Le « miracle grec », c’est la co-naissance (l’émergence simultanée), au niveau politique de la démocratie, au niveau juridique du procès moderne, au niveau épistémologique de la rationalité (notamment sous ses deux formes majeures, la science et la…
philosophie).
La démocratie, c’est le droit égal pour tout citoyen de prendre la parole sur l’agora pour débattre et décider des affaires de la cité, et même d’être tiré au sort pour exercer des fonctions-clefs. Avec les limites que l’on sait pour l’époque : un citoyen doit être grec, homme, libre et de plus de trente ans. Mais pour la première fois dansl’histoire des hommes, la légitimité d’une parole n’est pas fondée sur la transcendance d’un Dieu ou la puissance d’un chef, mais sur la seule capacité à convaincre par cette parole son auditoire. Le débat argumentatif entre hommes libres et égaux est fondateur de l’espace public démocratique.
Du même mouvement se développe le procès,c’est-à-dire le débat contradictoire entre deux parties, dont chacune, présumée victime ou/et coupable doit être entendue, et peut fait entendre sa voix en vue d’une décision judiciaire. C’est la parole exprimée, argumentée, partagée, antagonique et arbitrée.
C’est aussi le passage du mutos (le mythe imaginaire et symbolique) à l’épistémè (un rapportau savoir et à la vérité exigeant), la raison comme moyen et arbitre pour établir des connaissances et valider des thèses, sous la forme par exemple de la démonstration mathématique ou de la réflexion philosophique.
C’est cet étroit nouage entre le débat et ses formes d’expansion, l’espace citoyen public, l’espace juridique du procès et l’espacede confrontation des deux formes occidentales de la raison (science et philosophie), que consacre le miracle grec, matrice de notre histoire institutionnelle et culturelle.
C’est ce nouage qu’il faut aujourd’hui revisiter, parce que notre régime politique veut par la République approfondir la pratique de la démocratie, et par le biais de son école transmettre le savoir dans un régime de vérité.
1) C’est ce qu’implique une des finalités fondamentales de l’école aujourd’hui, l’éducation à la citoyenneté et à la civilité, c’est-à-dire à un vivre ensemble scolaire et sociétal démocratique. Elle suppose l’apprentissage démocratique du débat dans « l’espace public scolaire », comme expression confrontée possible etsouhaitable des opinions, pour développer une « éthique communicationnelle » (Habermas) d’écoute, de respect d’autrui et de sa différence, du besoin de l’autre pour penser et agir.
Mais l’on connaît les dérives toujours possible de la démocratie :
- la doxologie, simple expression d’une opinionpersonnelle sans exigence sur son étayage, droit d’expression sans la contrepartie de son devoir d’argumentation, souvent porteuse de préjugés ; avoir raison est alors de l’ordre d’une croyance non interrogée, mais que la démocratie autorise à se dire;
- la démagogie, reprise du discours commun, proposition de ce que l’autre pense pour rallier ses suffrages, sans lecourage de la vérité. Tu as raison, je pense comme toi, vote pour moi, et nous ferons du nombre le critère de la vérité démocratique (nous aurons raison parce que nous serons les plus nombreux) ;
- la sophistique, tentative de faire partager son opinion par les autres, même si elle est trompeuse, pour asseoir son pouvoir sur le pouvoir de la (sa) parole, dans le sens de son intérêt. J’airaison et je vais te montrer ce que tu dois penser, par exemple voter (propagande), conclure que ce meurtrier doit être acquitté (avocat), ou que tu dois pour ton bonheur consommer cet objet (publicité).
Trois postures entraînant l’illusion, l’erreur ou le mensonge, un rapport lâche à la vérité, dont la visée devrait pourtant assurer la qualité argumentative d’undébat pour éduquer des citoyens réflexifs…C’est pourquoi l’éducation à la démocratie, si elle doit prendre en compte la sensibilité, la reconnaissance du « visage de l’autre » (Lévinas) comme garde fou contre la barbarie même quand on est cultivé, doit aussi éduquer à la raison, au débat rationnel, et non passionnel.
2)Cet apprentissage de la raison nécessaire à la pensée et à la pratique démocratiques passe par l’éveil d’une pensée réflexive, scientifique et philosophique. La deuxième grande mission de l’école est en effet de transmettre les savoirs, et surtout la façon rationnelle dont ils sont élaborés, par l’exigence qu’ils ont de l’administration de la preuve. Orl’épistémologie du 20 ième siècle nous a montré qu’une vérité scientifique est aujourd’hui un consensus au sein de la communauté internationale des experts, relatif car historiquement évolutif, mais non arbitraire parce qu’il est issu d’un débat en son sein où ce qui fait autorité, c’est le meilleur argument rationnel.
Les théories actuelles del’apprentissage sont en phase avec cette épistémologie scientifique, car elles soulignent la nécessité en classe du débat confronté des élèves sur leurs représentations spontanées afin de les faire évoluer par conflits cognitifs entre eux, avec le professeur, des textes, des sources documentaires ou la confrontation au réel (observation, expérimentation…).
C’estcette exigence à la fois problématisante (formuler des questions auxquelles on va tenter de répondre), conceptualisante (définir les mots et les notions utilisées pour comprendre) et argumentative (tenter de vérifier des hypothèses, de fonder une réponse ou de faire une objection), qui va finaliser les débats scientifiques en classe comme les discussions à visée philosophique qui se développent àl’école primaire.
En résumé, il n’y a pas de démocratie sans débat, donc d’éducation à la démocratie sans apprentissage de la discussion. Mais cet apprentissage sera d’autant plus qualitativement citoyen qu’il développera en classe les formes rationnelles de l’échange, c’est-à-dire tout particulièrement le débat scientifique et la discussionà visée philosophique. Car la discussion rationnelle permet d’articuler au mieux le vivre ensemble (par une éthique communicationnelle) et l’accès aux connaissances par le conflit socio cognitif, c’est-à-dire le double rapport scolaire à la loi et au savoir.