En philosophie, il n’existe pas de sujet tabou !
Le rôle de l’école ne se limite pas à l’instruction, elle a un rôle d’éducation. Eduquer, c’est permettre à l’enfant de grandir en humanité. C’est l’aider à prendre conscience de soi en tant que sujet pensant et développer chez lui la capacité à penser.
JDI : Est- ce le rôle de l’école de traiter …
des grandes questions de la vie ?
M. T. : Nous vivons à une époque individualiste et les gens sont de plus en plus angoissés. Les enfants eux- mêmes, qui se posent déjà des questions existentielles, sentent leurs parents inquiets. On ne peut pas faire mine ne pas les entendre.
Dans un monde où les adultes ont du mal à transmettre des valeurs, il faut que les enfants acquièrent lacapacité de s’outiller eux- mêmes pour choisir leurs valeurs et être dans une certaine cohérence avec eux- mêmes. Les aides à la pensée réflexive sont, à mon avis, une des grandes missions de l’école avec l’apprentissage de la maîtrise de la langue et l’éducation à la citoyenneté.
JDI : Certaines questions semblent relever del’intime. Qu’en pensez- vous ?
M.T. : Dans la mesure où elles manifestent de l’angoisse, ces questions touchent en effet à l’intimité de la personnalité, mais dès que l’on fait de ces questions intimes un objet de réflexion, elles deviennent publiques. Une pensée peut- être privée au niveau d’un vécu affectif personnel, elle ne l’est plus dès lors qu’elle devient objet de travail et qu’elle est confrontée avec d’autres. Toute question existentielle a un versant psychologique, correspondant à un vécu personnel, et un versant philosophique lorsqu’elle soulève l’intérêt de tous. En raison de son caractère universel, elle doit donc être traitée collectivement. Du point de vue philosophique, il n’existe pas de sujettabou.
JDI : Comment aborder ces questions ?
M.T : D’une façon générale, il est souhaitable de partir des questions des enfants. Lorsqu’il s’agit d’une question sensible comme la mort d’un proche, il y a trois attitudes à avoir : la première est une attitude affective, la deuxième est une attitude psychologique, qui n’est pas uneécoute affective (on est dans l’empathie et non dans la sympathie), et la troisième relève de l’écoute philosophique. On passe alors de l’expression d’un affect à une réflexion avec un mode de traitement distancié et rationnel. On formule la question de façon à ce que chacun puisse y projeter ses propres affects, mais on en parle à un certain niveau de généralité.J’ai souvent remarqué que cela aidait énormément les enfants en situation difficile, parce que le fait d’embrayer une réflexion donne une forme à l’informe.
JDI : Existe – t- il des supports privilégiés propices à l’émergence de ces questions ?
M.T : Soit on part directement des questions des enfants, soit on passe par une médiation qui peut être un livre, un film, un fait divers, une anecdote… Par exemple, suite à une réflexion sur un album, des élèves avaient dit : notre religion, c’est l’Islam. Le problème qui s’était posé ensuite était : est- ce qu’il y a d ‘autres religions ? Des gens qui ne croient pas du tout ? Quelle est la religion la plus vraie ?Pour eux, c’était l’Islam. Pour élargir la discussion, l’enseignant recourut à un ouvrage de la collection des « goûters philo », où une anecdote amena une autre question : peut- on changer de religion ? S’ils considéraient toujours que leur religion était la plus vraie, ces enfants admirent néanmoins que l’on puisse changer de religion. Ils avaient ainsi faitun premier pas sur la voie de la réflexion.
Une enseignante fut un jour confrontée à un fait divers dans sa commune d’exercice, Nanterre, où avait eu lieu une tuerie. La semaine suivante, lors de l’atelier philo, elle est revenue sur l’événement. Les enfants ont posé la question : pourquoi a- t- il tué ? que l ’enseignante a transformé en : pourquoi tue- t- on ? Au cours de cette discussion, ils ont dressé un inventaire des circonstances qui peuvent amener quelqu’un à tuer, et sont ainsi entrés dans des explications possibles (psychologique, économique, politique…), ce qui les a conduits très loin. Un psychiatre avait dit qu’il était d’accord pour que cette réunion ait lieu dans le contexte de cet événement, à condition depouvoir affirmer : « Et c’est interdit », se posant ainsi en garant de la loi.
JDI : Pourriez- vous nous préciser le degré d’intervention de l’enseignant lors de ces discussions
M.T. : Tout le monde s’accorde à dire qu’il est impossible d’apprendre à penser à quelqu’un en pensant à sa place. En revanche, ilexiste des divergences sur le degré de guidage. On peut noter deux pôles opposés. L’un, non interventionniste, juge que le plus important est de permettre à l’enfant de faire l’expérience d’être un sujet pensant. A l’inverse, on trouve le débat socratique où l’on interroge systématiquement, où l’on progresse lentement, mais de façon hyper guidante, toute communicationpassant par l’adulte. Pour ma part, j’essaie d’articuler une discussion à visée démocratique, à travers une structure qui délègue en partie le pouvoir de l’enseignant à un certain nombre d ‘élèves (président de séance, reformulateur, synthétiseur, observateurs…) avec une discussion à visée philosophique. Si le langage est nécessaire àla pensée parce qu’il n’y a pas de pensée sans langage, le langage ne suffit pas à la pensée. Il faut des exigences intellectuelles.
Prenons par exemple la question : qu’est- ce qu’un ami ? On peut dire : untel est mon ami. On a donné un exemple, mais on n’a pas défini ce qu’est l’amitié. Il faut donc préciser le concept et pour cela donner sesattributs : un ami, c’est quelqu’un à qui on se confie, des amis on en a peu (c’est électif)… Ce qui aide à donner des attributs, ce sont les distinctions conceptuelles, comme de comparer ami et copain, ami et amoureux. On peut aussi trouver ce qu’il y a de commun entre ami et amoureux (le cœur). Demander ce qui est commun permet aussi de trouver les attributs.
JDI : Lorsqu’une histoire sert de point de départ à une réflexion sur une grande question de la vie, comment distinguer débat interprétatif et discussion philosophique ?
M.T. : Prenons par exemple l’histoire de Yacouba qui, lors d’un rite d’initiation, doit tuer un lion pour devenir guerrier, et qui refuse de tuer un lion blessé. On passed’abord par une posture projective et identificatoire : qu’aurais-je fait à sa place ? On se demande ensuite ce qu’a voulu nous dire l’auteur. Puis, on débat : le garçon a – t- il fait preuve de courage ? Oui, disent les uns, il a pris le risque d’être rejeté par sa communauté. Non, disent d’autres enfants, il n’avait qu’à chercher unautre lion et le combattre. C’est le débat interprétatif. Mais, pour dire s’il est courageux, il faut savoir ce qu’est le courage, par exemple surmonter sa peur. Le basculement entre le débat interprétatif en français et la discussion à visée philosophique, c’est le moment où l’on passe d’un texte qui pose un problème, dont il n’est qu’une illustration, à unequestion que l’on aborde dans son universalité.
Dans les discussions sur ces grandes questions de la vie, comme dans toute discussion à visée philosophique, il y a trois types d’exigences : de conceptualisation (définir), de problématisation (questionner), et d’argumentation (justifier).
JDI : Quelles implications voyez-vous au niveau de la formation desenseignants ?
M.T : Tout dépend des objectifs que l’on se fixe. Si l’on choisit de ne pas intervenir en cours de débat, il suffit d’apprendre à le lancer, et d’apprendre à se taire, ce qui est très difficile. Dans le cas du débat socratique, la formation philosophique est nécessaire. Dans une discussion à visée philosophique, ce qui est important, selon moi,c’est d’acquérir des repères. Savoir, par exemple, distinguer le fait (on peut griller un feu rouge), le droit (c’est juridiquement interdit) et l’éthique (je dois moralement griller le feu si je conduis à l’hôpital quelqu’un entre la vie et la mort). Autres distinctions utiles : possible / souhaitable, vrai / vraisemblable, erreur / illusion… Cela permet de pointer ces distinctions et de conceptualiserquand elles émergent chez les enfants.
Propos recueillis par Anne Popet