Quel statut pour l’affect et le vécu dans une discussion à visée philosophique ? 621
POSITION DE LA QUESTION
Philosopher, c’est se confronter à des questions qui font crucialement problème à l’homme en tant qu’être pensant, pour tenter d’y répondre par la réflexion. Travailler sur des questions pour essayer de philosophiquement les problématiser et les résoudre exige une élaboration conceptuelle (définir des notions, opérer des distinctions) et argumentative (infirmer ou valider rationnellement des positions), en s’appuyant sur la langue naturelle pour rendre compte intelligiblement des rapports de l’homme au réel.
La discussion en communauté de recherche philosophique, scolaire ou dans la cité, peut être l’un des lieux et l’une des voies de cette tentative, à un certain nombre de conditions : celles où, dans cette configuration discursive d’une discussion en groupe à visée philosophique, le travail individuel et collectif est intellectuellement finalisé, à titre d’idée régulatrice, par une démarche problématisante, conceptuelle et argumentative, avec un régime énonciatif à co-construction universalisante.
Dans cet effort pour sortir de la caverne des opinions qui émergent spontanément dans les échanges inter-subjectifs comme matière de base du travail à opérer, la pensée se trouve confrontée fréquemment à l’expression de vécus personnels, de réactions affectives individuelles ou collectives, d’exemples concrets amenés par les intervenants. D’où la question, de nature épistémologique, que pourrait et devrait se poser tout animateur et participant :
quel est le statut de l’affect et du vécu dans une discussion à visée philosophique ? Sont-ils négatifs, compte tenu de la spécificité de l’activité et de ses finalités ? Si oui pourquoi ? Peuvent-ils être positifs ? Si oui, en quoi, et à quelle(s) condition(s) ?
MEFIANCE
Toute une tradition philosophique occidentale considère l’affectivité comme un empêchement à la connaissance, à la vertu, au bonheur. Pour Platon il faut se détourner du sensible et du trouble de l’émotion pour se convertir à l’intelligible des idées. Descartes affirme que l’on ne peut connaître que par l’entendement, en purifiant sa pensée de toute contagion sensible ou imaginative. Même si le criticisme kantien relativise le pouvoir de la raison, il célèbre l’exercice du jugement. Et le rationnel devient pour Hegel l’aune du réel.
Avec l’affectivité menace l’ubris des grecs, la démesure des passions, dont le mythe rend compte pour nous édifier. Elle s’enracine dans le corps, “ prison de l’âme ” (Socrate), obstacle à la sagesse de l’esprit. Celle-ci est souvent définie dans l’antiquité par une attitude réflexive et une conduite raisonnable, de Platon aux stoïciens, y compris comme chez Epicure lorsque le bonheur prend en charge le désir. Brider par la maîtrise de la raison une affectivité dangereuse, toujours prête à déborder dans sa connivence avec la chair, sera l’un des fils rouges de la pensée chrétienne. Si philosopher, c’est tenter d’accéder à la vérité, c’est par la rationalité que semble s’ouvrir le chemin. Selon ce modèle, la discussion à visée philosophique devrait s’appuyer sur une communauté d’esprits rationnels, se dégageant de la gangue de l’affect pour s’élever à la rigueur, à l’abstraction et à la pureté du concept.
Or l’on constate en pratique que la personnalité de tel participant, la forme, le contenu ou le contexte de son intervention peuvent contenir de l’émotion, déclencher des manifestations spontanées de désapprobation, des réactions contagieuses d’applaudissements, de rire etc., bref que les échanges se déroulent souvent dans un climat très affectif. Cette émission ou cette réception, à tonalité plus ou moins émotivement positive ou négative, pose question dans un café-philo (ou une classe), car les prises de paroles sont inégalement reçues et traitées selon les individus.
Chacun y a formellement le droit de s’exprimer, mais la peur de réactions affectives perçues comme un rejet peut être inhibitrice pour celui qui (s’)expose. Chacun a le droit d’être écouté avec respect comme personne : il est donc souhaitable de répondre à un désaccord par des arguments rationnels sur un ton posé, plutôt que par des comportements épidermiques corporels ou verbaux. De même il y a un devoir d’être écouté avec exigence en tant qu’être pensant : or l’applaudissement collectif diminue psychologiquement les chances d’être contredit, position qui exige du courage de la part d’un minoritaire. Les dynamiques d’expression et de réception affectives peuvent donc nuire au degré de participation et à la qualité intellectuelle des débats.
On dira que la neutralisation des affects, si elle rend l’assemblée studieuse, peut la rendre austère, nuire à une certaine convivialité du groupe, donner aux échanges une allure aride et abstraite, et de ce fait inhiber certaines prises de parole. Mais il ne faudrait pas que ce que l’on gagne en plaisir convivial (et que l’on perd aussi en mépris, tout aussi inhibiteur : on connaît les logiques de bouc émissaire dans les groupes trop fusionnels), se fasse au détriment d’une exigence éthique et conceptuelle (quand on est bien ensemble et qu’on a peur de se faire mal, on diminue le fer et le feu de sa critique). Une régulation socio-affective des affects nous semble donc souhaitable, si l’on veut maintenir le débat à un niveau à la fois rationnel et raisonnable : un registre intellectuel d’expression et d’écoute s’accommode mal de chocs émotifs. C’est pourquoi des règles de tour de parole, des procédures, une animation pour réguler les processus, un consensus éthique sont nécessaires au fonctionnement d’une discussion philosophique. L’affectivité, plus largement le vécu, n’y a-t-il donc aucune place ?
LE POUR ET LE CONTRE
Nous répondrons que ce n’est pas possible, et même pas souhaitable. Impossible en effet de supprimer l’affect, il est toujours là, chez un individu comme dans un groupe. L’affectif est même au cœur du cognitif : les rationalistes l’admettent, puisqu’il s’agit de s’en extraire ! Il y a même un lien entre philosophie, désir de savoir et plaisir de penser. La pensée est certes un travail. Ce labeur demande un effort, à contre-courant de la simple évocation mentale ou de l’association spontanée des idées. Elle demande l’exercice d’une volonté, voire d’un courage à remettre en question, définir, raisonner. Mais cet effort, lors qu’il est volontaire, peut être aussi un plaisir, dès qu’il est animé par un désir : la libido sciendi, la soif de savoir, la passion de connaître, fondatrices d’une recherche, d’une démarche, de tâtonnements, d’avancées. Il y a un bonheur de penser : plaisir d’une activité librement choisie, occupation stimulante pour l’esprit, fonctionnement jouissif d’une raison dont la vérité est une valeur régulatrice dans sa quête de connaissance. Satisfaction intellectuelle d’un gain d’intelligibilité conquise sur l’opacité, la confusion, l’absurde, nourrie de sens, de fondement, de consistance, de cohérence. Philosopher en groupe, c’est se donner à dessein le moment, le lieu, l’occasion de formuler une pensée, de la mettre à l’épreuve, d’éprouver celle des autres dans une confrontation sans concession mais constructive. C’est se faire le cadeau d’une opportunité de penser.
Réfléchir est une activité intellectuelle qui, comme tout processus cognitif, est fortement enracinée dans l’affectivité : la philosophie est par définition “ amour ” du savoir, érotique de la pensée. L’affect est en ce sens au cœur de l’exigence du concept, à la fois moteur et résultante de cette tâche. Certains pensent même (cf. L’erreur de Descartes, de Damasio) que la coupure entre le corps et l’esprit est une conception erronée de l’homme. L’émotion, enracinée dans notre cerveau limbique, serait la racine même, la condition de possibilité du fonctionnement de la pensée, de notre cerveau cortical.
De plus une communauté d’esprits rationnels n’est pas d’emblée donnée : elle est une potentialité, un idéal régulateur. Elle est à co-construire. Et il y faut des médiations, dès lors que l’on n’a pas affaire à une assemblée de spécialistes de la philosophie. Un participant “ ordinaire ” a besoin, pour investir une question, de faire le lien entre le problème soumis au débat et sa propre vie. Il ne peut intervenir qu’en se positionnant par rapport au sujet. Il lui faut adopter une posture de confrontation au thème pour “ l’attraper ”. Et pour le non-professionnel, qui ne peut d’emblée s’élever aux “ Idées ”, qui ne peut convoquer une culture philosophique, un arrière fond de formulation de questions, de définitions ou de distinctions conceptuelles, de types de réponses, d’arguments, d’architectures doctrinales, le point d’appui, l’assise pour entrer dans le problème et le débat, c’est sa propre expérience. Le vécu personnel, par sa capacité immédiate de mobilisation, par la façon dont il a été façonné par les événements, dont le sujet a su les transformer en expérience, par la manière dont l’existence semble avoir, avec le temps, imposé certaines évidences, voire une “ vision du monde ”, apparaît comme la matrice dans laquelle la question posée prend sens et peut se déployer dans une réflexion.
Le vécu personnel, au-delà même de sa dimension affective, mais nourrie par elle, a ainsi une valeur propédeutique : il met en évocation, active des souvenirs, un processus d’association d’images et d’idées qui facilite un pontage cognitif, dont fait l’économie celui qui a l’habitude de réfléchir, et saute directement dans le débat d’idée. Cette vertu d’échauffement pour entrer dans l’activité serait donc préparatoire à l’activité réflexive, de nature plus intellectuelle.
Peut-on aller plus loin ? Et dire avec Garfinkel que nous ne sommes pas des “ idiots culturels ” : nous accumulons au quotidien des “ savoirs ” d’action, d’expérience, de vie, qu’il serait trop rapide d’assimiler à des préjugés parce qu’ils se forgent dans une subjectivité non élargie, et un contexte toujours relatif. Le témoignage humain d’une expérience serait porteur, parce qu’il est humain, d’un sens au moins implicite sur la condition humaine.
On dira qu’il y a dans cette parole, parce qu’elle est individuelle, de l’unicité, rebelle par sa singularité à toute généralisation : si je me pose dans ma différence, l’autre n’est plus mon alter ego. Pour définir l’homme, que m’apporte d’apprendre que Socrate n’est pas Platon ? On insistera sur la contingence de toute histoire, sur son caractère anecdotique, où le détail disperse, et ne fournit que des accidents et non des attributs conceptuels : pour savoir ce qu’est l’homme, que m’importe de savoir que Paul est mâle, jeune, blanc, qu’il vit en union libre et aime le hard rock ? Suffit-il que je parle de moi pour parler de l’homme ? Raconter sa vie peut avoir du sens avec un ami, ou sur un divan, mais cette dimension individuelle de l’expression d’un ego ne risque-t-elle pas de dériver, dans un café philo, qui n’est pas un café psycho (“ je suis venu ici parce que mon psy m’a dit que cela me ferait du bien ”- sic), vers l’expansion d’un narcissisme où un “ je ” a trouvé à se dire aux dimensions élargies d’un groupe ?
Un vécu s’écoute, il ne se discute pas. Cela n’aurait aucun sens de dire : je ne suis pas d’accord avec ce que tu ressens, avec ta personne. On ne peut en l’occurrence, dans le relationnel, qu’aimer, haïr, ou être indifférent. On n’est pas sur le registre des idées. L’expression du vécu peut ainsi casser le débat, parce qu’il confronte à des réalités psychiques, surfaces projectives d’identifications, où les transferts positifs ou négatifs, les jeux de miroirs affectifs annulent le registre d’échange des idées, parce qu’on est sur le plan des relations interpersonnelles. Les désaccords entre positions intellectuelles ne sont pas de l’ordre des affinités ou des conflits entre personnalités. Et c’est à éviter que les désaccords d’idées ne deviennent des conflits de personnes, que les affinités n’empêchent les désaccords d’idées que doit travailler le café philo, pour que le confit socio-cognitif soit la règle, et ne dégénère pas en conflit socio-affectif, pour que l’ami considère la critique de sa pensée comme une preuve d’estime. Prendre une objection comme un cadeau intellectuel, et non une attaque contre sa personne, demande un certain travail sur ses affects. En ce sens, le café philo travaille autant sur la conduite raisonnable que sur la pensée réflexive, les deux voies selon la tradition antique de la sagesse.
A QUELLE(S) CONDITION(S)
On a ainsi pointé les dérives où l’affectivité perturbe la construction rigoureuse d’une pensée ou d’un échange d’idées à visée philosophique. Mais on peut aussi se demander à quelle(s) condition(s) une telle émergence pourrait être positive ? Car il y a eu des philosophes pour relier affectivité et philosophie : Diogène, qui se masturbait en public, apostrophait les passants et intimait à Alexandre le Grand de s’ôter de son soleil, ou la philosophie à coup de marteau d’un Nietzsche véhément, philosophe, poète et prophète, en témoignent. Socrate était comparé à une torpille, et sa façon de mettre en contradiction les sophistes en amenait certains à rompre avec colère le dialogue. Le romantisme allemand a su exalter la vertu des sentiments, et certaines philosophies (Scheler, Schopenhauer) voient dans la sympathie ou la pitié le fondement de la morale… Hors du rationalisme, pourrait-il y avoir un salut ?
Un témoignage vécu, lorsqu’il est affectivement impliqué, s’impose dans sa massivité existentielle et laisse un peu abasourdi. Il peut provoquer une sidération à cause de son poids de réel psychique qui nous affecte. Il peut laisser sans voix et sans discours, souvent ponctué d’un silence de digestion dans un groupe. Qu’en faire dans un café philo ? Peut-il faire rebondir la réflexion ?
Il y a d’un côté le piège d’une réalité qui se fait prendre pour une vérité. Un témoignage peut appeler un contre témoignage : et qu’est ce que l’on aura prouvé in fine, exemple contre exemple ? On peut multiplier les exemples, sans avancée collective. Un exemple ne peut permettre de définir un concept en compréhension, car il renvoie à son extension. La limite de la pensée inductive, c’est l’impossibilité de généraliser à partir d’un exemple. On ne peut rien prouver non plus à partir d’un exemple, auquel on peut toujours opposer un contre-exemple. L’exemple est une illustration, et non un argument. Ce n’est donc pas du côté de la définition d’un concept ou de l’argumentation d’une thèse que le témoignage peut faire penser .
L’écoute thérapeutique, qui ne définit, n’argumente ni ne conseille, accepte inconditionnellement l’altérité, parce que c’est la posture adéquate pour reconnaître cliniquement la singularité d’un sujet, qui trouve des mots pour se dire dans l’intersubjectivité. Elle écoute, mais ne débat pas. L’écoute philosophique est d’une autre nature : reconnaître dans la singularité ce qui est de l’ordre d’un monde commun, qui définit l’universalité d’une condition. Le témoignage ainsi entendu dans une écoute philosophique construite est quelque part prototypique, c’est-à-dire s’interprète comme parole d’homme.
Un témoignage pourra donc d’autant plus donner à penser qu’il est en résonance avec le problème posé, comme significatif d’une dimension de la question. Il faut donc qu’il soit en rapport avec le sujet, et avec le cœur de l’énigme. Il sera d’autant plus facile à entendre philosophiquement que le narrateur explicitera lui-même ce lien, ou qu’il sera explicité pour le groupe par l’animateur.
On sait depuis longtemps que la structure narrative, par son caractère identitaire comme dit Ricoeur, est porteuse de connaissance humaine. C’est le paradoxe du roman, à travers la singularité du scripteur et des personnages, de nous apprendre beaucoup sur l’homme. Mais le récit de vie personnel fut longtemps considéré comme une parole subjective réservée à l’intimité conviviale ou thérapeutique. Il a acquis désormais dans les sciences humaines un statut épistémologique de producteur de savoir, aussi bien pour celui qui le profère que pour celui qui le recueille. Par exemple un récit de résistant est une source historique, un récit de lycéen est pertinent en sociologie de l’éducation. Un témoignage prend du sens dans une café-philo par la capacité de l’exposant, de l’animateur, des participants à en interpréter le sens humain, à interroger son sens par rapport au problème.
On concevrait mal un café philo comme une succession de témoignages. Mais celui-ci, par sa concrétude, son implication personnelle, son poids de vécu est porteur pour le groupe d’une réflexion, si l’on est dans une démarche de recherche et de mise en relation. Et c’est cette diversité de registre entre des interventions enracinées dans une subjectivité singulière, affective, et des interventions plus abstraites, théoriques, conceptuellement articulées qui fait la richesse d’un café philo, comme celle d’une discussion en classe.