Philosophie – Philosophy
Interrogation sur les principes, le sens et les valeurs qui fondent le rapport de l’homme au monde, à autrui et à lui-même ; tentative de réponse rationnelle pour comprendre et se conduire.
La philosophie, comme discours rationnel distinct du langage mythique, apparaît dans le bassin méditerranéen au VI e siècle avant J.-C., et s’épanouit avec Socrate dans la démocratie…
grecque où l’on argumente. La science, qui lui est intimement liée à l’origine dans cette recherche du savoir, s’en distinguera progressivement dans l’histoire ; ses différentes branches revendiqueront peu à peu l’autonomie de leur forme spécifique de rationalité.
L’histoire de la philosophie, sous les auspices par exemple de la sagesse antique (Platon et Aristote,l’épicurisme et le stoïcisme), de la rationalisation théologique du Moyen Âge (Augustin, Thomas d’Aquin), de l’humanisme de la Renaissance, de la philosophie des droits de l’homme du XVIII e siècle (Rousseau, Kant), du soupçon porté par la modernité sur le travail aliéné (Marx), les valeurs démystifiées (Nietzsche), le désir refoulé (Freud) etc., ponctue de grands moments cettepassion de comprendre et de donner sens à sa vie.
Il est cependant contesté aujourd’hui qu’il n’y ait, quant à son origine, sa nature et son développement, de philosophie qu’occidentale, et que l’histoire de la pensée doive exclure comme abus de langage, de par sa visée spécifique de rationalité, les vocables de philosophies hindoue ou chinoise par exemple,d’autant que même en Occident il y a des philosophes de la métaphore (Nietzsche, Bergson) et pas seulement du concept.
Il y a toujours eu un lien très étroit entre la philosophie et son enseignement, comme si la pensée, dans sa visée de légitimation par l’universalité, se devait non seulement d’être communicable et éprouvée dans la confrontation, maiscommuniquée et partagée pour son accès à la vérité, à la vertu ou au bonheur. Les philosophes de l’Antiquité par exemple tiennent et font école : Zénon au Portique, Platon à l’Académie, Aristote au Lycée, Epicure au Jardin, etc. C’est à l’école de la philosophie et des écritures que l’on devient intellectuel au Moyen Âge,c’est-à-dire théologien. Et la formation de l’honnête homme du XVII e siècle fait de la philosophie, avec les Belles Lettres, le fondement de l’humanisme.
L’enseignement de la philosophie en France
La France accordera à cette discipline un crédit particulier dans son enseignement. Elle se pratiquait avant la Révolutionles deux dernières années des collèges royaux. Elle s’installera progressivement au XIX e siècle, sous une surveillance constante du pouvoir politique, dans la dernière année des lycées, en latin, puis en français. Stabilisée par l’éclectisme de Victor Cousin, elle sera supprimée une dizaine d’années sous Napoléon III puis, rétablie, elle triomphera sous la générationdes «professeurs-philosophes » de la IIIe République (Lagneau, Alain, etc.). C’est l’époque du mythe de « l’âge d’or » de la classe de philosophie : la discipline, dans un solide environnement scientifique (jusqu’à neuf heures en 1880), y trône comme couronnement réflexif des études secondaires, éducatrice de l’homme et du citoyen, apprentissage de la liberté parl’exercice critique de la raison. Les professeurs, dont le cours est une « œuvre », se doivent d’être de véritables maîtres qui pensent devant les élèves pour leur apprendre à penser. La circulaire de 1925 d’A. de Monzie reste le monument qui canonise le paradigme de son enseignement sous la forme de la « leçon », sur fond de liberté méthodologique et doctrinale.
Mais cette étoile va progressivement pâlir après la deuxième guerre mondiale : recul de l’enseignement scientifique dans la classe de terminale littéraire, tendance à la diminution de ses effectifs, perte de la fonction de sélection sociale et fuite des meilleurs élèves vers la filière scientifique, féminisation. Au fur et à mesure que se créent de nouvelles sériesdu baccalauréat, la philosophie est introduite, mais en horaire restreint et coefficient faible : deux heures en général en baccalauréat technologique avec le plus faible coefficient. Le baccalauréat professionnel sera même créé sans cette matière. Le basculement du référent humaniste vers un modèle sociétal économico-technico-scientifique aura poussé la philosophie, pourtant historiquementpromue par de grands savants, vers les matières «littéraires». Le consumérisme scolaire de l’efficacité des études pointera sèchement dans les représentations sociales son inutilité professionnelle.
La France garde cependant aujourd’hui, malgré plusieurs projets avortés (Pétain avait menacé la matière, Haby en 1975 voulait la rendrefacultative ), cette originalité souvent relevée, et imitée dans certains pays francophones, d’enseignement obligatoire de 2 heures à 8 heures de philosophie par semaine en terminale (mais elle commence en seconde en Espagne et en Italie).
Ses programmes consistent en une liste de notions et repères dont le nombre varie selon l’horaire des sections, et d’une liste d’auteurs (morts…), quidoivent être étudiés à partir de problèmes, car il s’agit d’apprendre à penser par soi-même. L’examen comprend à l’écrit une épreuve de quatre heures où le candidat choisit entre trois sujets : deux questions et un commentaire de texte. À l’oral éventuel, il devra expliquer un fragment d’une œuvre étudiée dans l’année.
Les difficultés d’enseigner la philosophie aujourd’hui
Pour comprendre les débats récurrents sur l’enseignement de la philosophie, il faut souligner que la philosophie et son enseignement s’alimentent d’une double tension.
1) Une tension interne : la philosophie dans son histoire est une (auto) critiquepermanente où des doctrines divergentes prétendent chacune à la seule légitimité. Par exemple Kant affirme que l’on n’apprend pas la philosophie, qui est une « idée » non réalisée, parce que le fond des choses est inaccessible, mais à philosopher. Hegel lui oppose celle d’un savoir objectif que l’on peut s’approprier. Il y a ainsi un lien étroit entre telle théorie dela connaissance et telle théorie de l’enseignement ou de l’apprentissage. À la pédagogie de la vérité de Platon axée sur l’idée comme objet de connaissance réelle, Rousseau répond par une pédagogie de la liberté du sujet façonnant son savoir. Les philosophes divergent donc entre eux sur la manière dont on peut apprendre et dont il faut enseigner. Apprendre du maître lavérité révélée par l’absolu du discours (Hegel), ce n’est pas la même chose que se construire soi-même ses propres valeurs (Nietzsche). Il existe d’ailleurs plusieurs paradigmes organisateurs selon les pays et les moments : doctrinal-idéologique (ex-URSS)), historique (Italie), problématique (France), praxéologique (cours de morale laïque en Belgique)…
2) Une tension externe de la philosophie dans son rapport aux institutions, en particulier celle où elle s’enseigne. Car, d’un côté, sa recherche, contrairement par exemple à l’art, la technologie ou le sport, ne survit que par le système d’enseignement : elle revendique donc son institutionnalisation par une pression corporative. Quitte à être récupérée en appareil idéologiqued’État (servante de la faculté de théologie au Moyen Âge, régente de l’ordre bourgeois dans la Monarchie restaurée ou la République des notables). Mais, d’un autre côté, comme libre exercice de la pensée, elle peut critiquer les fondements ou l’évolution de telle institution (Socrate fut mis à mort par une démocratie !).
Cette doubletension amène, dans la décennie post-soixante-huitarde, le Groupe de recherche sur l’enseignement de la philosophie (GREPH) à dénoncer, avec des référents freudo-marxistes, la métaphore du couronnement de l’enseignement philosophique, sa prétention à un surplomb métadisciplinaire, et proclame la nécessité de banaliser cette matière et d’élaborer une progressivitépluriannuelle dans son apprentissage. Mais la proposition du rapport Derrida-Bouveresse d’enseigner la philosophie dès la classe de première sera rejetée par l’institution.
Ce débat s’est depuis poursuivi sur fond d’un malaise croissant de l’enseignement philosophique. La dévalorisation de sa place symbolique dans l’école s’accompagne d’une dégradation desconditions de travail des maîtres de l’enseignement technique. Mais surtout la démocratisation de l’accès au lycée dans les années 1980 signe l’avènement d’un « enseignement philosophique de masse ». Il n’y a plus chez les « nouveaux lycéens » (F. Dubet) la maîtrise préalable de la langue et de la culture qui assurait jusque-là, par sélection scolaire doncsociale, la connivence d’adhésion à des cours magistraux très abstraits. Une réflexion pédagogique s’imposerait donc, qui sera institutionnellement revendiquée en 1998 par l’Association pour la Création d’Instituts de Recherche sur l’Enseignement de la Philosophie (ACIREPH), lors de la discussion sur de nouveaux programmes.
Mais s’était développédepuis 80, chez les philosophes médiatisés et les gardiens de l’institution, une violente critique de l’aggiornamento pédagogique qui a accompagné la mise en place du collège unique et atteint le lycée : la « démagogie pédagogiste » trahirait les fins de l’école, en bradant, par la prise en compte des différences et les méthodes actives, les exigences du niveau et del’universalité de la culture.
Conséquence : la tension ne va cesser de croître entre le modèle traditionnel de la leçon de philosophie et la fraction du public nouvellement scolarisée. Le débat va alors se déplacer de la critique idéologique interne du GREPH des années 70, puis de la critique antipédagogique externe des années 80, à une nouvellepolémique interne sur la didactique de la philosophie dans les années 90.
Quelle didactique pour la philosophie ?
L’enjeu actuel de l’enseignement philosophique, c’est le défi de l’apprentissage du philosopher par une quasi-classe d’âge. Mais peut-on enseigner à une masse comme on le faisait jadis aux «héritiers » ? Depuis les années 70, d’autres disciplines confrontées à ce problème (comme les mathématiques autour des IREM) ont renouvelé leur didactique. La philosophie est l’une des dernières matières à se didactiser, sans doute à cause de sa place en fin de cursus et d’une tradition anti-pédagogiste.
On peut distinguer depuis 1990 troiscourants différents :
• Pour le premier, c’est la condition même de possibilité d’une didactique de la philosophie qui fait problème (J. Muglioni). Car cette discipline, en tant qu’éveilleuse de la liberté de l’esprit par son mouvement propre, est en elle-même intrinsèquement didactique. Attendre d’une didactisation de la matière ce qu’ellepossède déjà ne pourrait qu’altérer la tradition spécifique de son enseignement.
• Pour le deuxième courant, cette didactique est à construire, car le sens du discours philosophique ne se réduit pas pour l’élève au simple déploiement conceptuel du maître, il émerge du rapport de sa liberté à la vérité. Il faut doncmédiatiser cet accès. Mais pour l’équipe de l’INRP (F. Raffin), cette didactique doit trouver son fondement dans la philosophie elle-même, pour échapper à tout réductionnisme de la pensée, à toute subordination de la philosophie aux sciences humaines, aux sciences de l’éducation en particulier
• Quant au troisième courant, qui se veut novateur (GFEN, M.Tozzi,), il pense que la philosophie, dans la mesure où elle est une matière enseignée, doit être didactisée par la confrontation entre les exigences spécifiques de son champ disciplinaire et les recherches récentes en sciences humaines.
M. Tozzi définit cette élaboration didactique comme « une tentative pour clarifier et optimiser les processus possibles de l’apprentissage duphilosopher et de son enseignement dans le cadre d’une initiation scolaire ». Elle pourrait s’énoncer comme un bricolage, au sens non péjoratif de Lévi-Strauss, entre des finalités éthiques (le droit à la philosophie pour tous, le postulat de l’éducabilité philosophique de tous), des présupposés philosophiques (une théorie de la connaissance où le sujet construit librement sonaccès au savoir), des emprunts scientifiques évolutifs (théories de l’apprentissage et des représentations, de la différenciation méthodologique, de l’évaluation formative) et des essais sur le terrain.
L’apprentissage du philosopher se déclinerait didactiquement en trois opérations intellectuelles, à la fois spécifiques et solidaires dans le mouvementd’un esprit impliqué dans son rapport à la vérité pour penser son rapport au monde, à autrui, à lui-même : la conceptualisation de notions, la problématisation de certitudes et de questions, l’argumentation de doutes et de thèses. Chacun de ces processus doit être travaillé par lui-même, mais chacun étant lié aux deux autres, il s’agit de les articuler en une pensée vivantedans des tâches complexes, comme la dissertation, le dialogue oral ou écrit, la lecture d’œuvres et fragments, etc. Un texte philosophique peut didactiquement se donner à voir comme une articulation originale de ces processus, et la tâche scolaire consiste à repérer les biais de cette articulation. De même la philosophicité d’une discussion dépend de la mise en œuvre de ces processus dans leséchanges.
L’intérêt, mais aussi les limites d’une telle didactique, est de clarifier les conditions d’apprentissage du philosopher à un stade d’initiation, en essayant de rendre possible, mais sans jamais pouvoir le rendre nécessaire, l’acte du philosopher, qui restera toujours de l’entière responsabilité de l’apprenti philosophe. L’enseignant, par sa doublecompétence en philosophie et en didactique, que doit lui donner une formation profondément renouvelée, est en ce sens un facilitateur, dont les dispositifs, y compris le cours magistral, peuvent aider, mais ne tiendront jamais lieu de presse-bouton de la pensée.
Deux phénomènes nouveaux, qui donnent lieu depuis 2000 à de nombreux colloques et publications, sont venus récemment enrichir cettetentative de renouvellement didactique, en relançant la question de la définition du philosopher : d’une part l’émergence du mouvement des cafés-philo, inauguré par M. Sautet en 1992, qui repose la question de la pratique de la philosophie et de la responsabilité du philosophe dans la cité ; d’autre part le développement significatif, depuis 1996, de nouvelles pratiques philosophiques àl’école élémentaire, dans les collèges (notamment les SEGPA) et en lycée professionnel. La dominante discussionnelle de ces pratiques interroge le modèle classique de l’enseignement philosophique.
Michel Tozzi, Professeur des universités à Montpellier3, Directeur du CERFEE-IRSA.
BIBLIOGRAPHIE
- ACIREPH, Enseigner la philosophie aujourd’hui : pratiques et devenirs, CNDP, 2001 ; Les connaissances et la pensée , Bréal, 2003. Revue www.cotephilo.net
- APPEP, « Réflexions sur l’enseignement de la philosophie », L’enseignement philosophique, janv.-fév. 2004.
- Diotime l’Agora , revue de didactique de la philosophie en ligne :
- www.ac-montpellier.fr/resssources/agora
- GFEN (secteur philo) : les 9 numéros de Pratiques de la philosophie.
- G REPH , Qui a peur de la philosophie ? , P aris , Flammarion, 1977.
- POUCET B., Enseigner la philosophie, histoire d’une discipline d’enseignement (1860-1990), Paris, CNRS éditions, 1999.
- R AFFIN F. et alii, La dissertation philosophique (1994), La lecture philosophique (1995), Usages des textes dans l’enseignement philosophique (2002), Paris, INRP /CNDP- Hachette.
- TOZZI M., «Contribution à l’élaboration d’unedidactique de l’apprentissage du philosopher », Revue française de pédagogie, n° 103, 1993, pp. 19-31.
- Site www.philotozzi.com
- TOZZI M. et alii, L’éveil de la pensée réflexive à l’école primaire, CRDP Languedoc-Roussillon – Hachette, 2001.
- YOULOUNTAS Y. (coord.),Comprendre le café philo (Préface d’E. Morin), 2002 ; CALSCHI E., Philosopher au café, 2003 : tous deux chez La Gouttière, l’Odyssée à Durfort (81540).
VOIR AUSSI
Abstraction — Concept — Culture générale — Didactique — Dissertation —Epistémologie — Philosophie de l’éducation — Raisonnement — Valeurs.