La discussion à visée philosophique aux cycles 2 et 3 : un genre scolaire nouveau en voie d’institution ?
Gérard Auguet, titre de la thèse ci-dessous, deux volumes (511 et 371 pour les annexes), soutenue à l’Université P. Valéry Montpellier III le 13/12/2003,
Directeur Tozzi Michel, professeur en sciences de l’éducation à Montpellier 3.
RÉsumÉ
LA DISCUSSION A VISEE PHILOSOPHIQUE AU CYCLE 2 ET 3 :
UN GENRE NOUVEAU EN VOIE… D’INSTITUTION ?
L’objet de cette thèse est de monter comment une pratique nouvelle non instituée, la Discussion à Visée Philosophique, tend à se constituer comme un genre scolaire nouveau. Après la construction d’un modèle théorique du genre qui prenne en compte sa généalogie et les enjeux divers qui lui sont assignés par lesthéoriciens et praticiens de la Philosophie pour Enfants, l’analyse d’un corpus couvrant les cycles 2 et 3 de l’école primaire vise à mettre ce genre théorique à l’épreuve du réalisé pour ouvrir sur des propositions didactiques. Enfin, dans une troisième partie, est interrogée l’appartenance de ce genre au champ de la philosophie afin de montrer que seule son inscription résolue dansce champ permet qu’il se constitue comme genre et contribue à réaliser les objectifs prioritaires des différents courants qui s’affirment au sein de la Philosophie pour Enfants : apprentissage du philosopher, maîtrise de la langue, éducation du citoyen, construction du sujet, remédiation cognitive.
INTERVENTION SUR LA THESE DE GERARD AUGUET
de Michel Tozzi, professeur en sciences de l’éducationà Montpellier 3,
Directeur de la thèse, au jury de soutenance (13/12/03)
« La discussion à visée philosophique aux cycles 2 et 3 : un genre scolaire nouveau en voie d’institution ? »
Faisant suite à la thèse de J.C. Pettier d’octobre 2000 (Srasbourg 2) sur « La philosophie en éducation adaptée : nécessité ouutopie ? », qui portait sur des élèves en difficulté scolaire au collège, G. Auguet publie la première thèse en France sur la tentative d’apprendre à philosopher à des élèves du primaire. Il contribue ainsi, et de manière significative, à la constitution d’un objet nouveau de recherche au sein des sciences de l’éducation. Il étudie en effet des pratiques qui, si elles ne sont pas nouvelles dans d’autres pays (M. Lipman, philosophe américain, a élaboré une méthode dès les années 1970, qui s’est dès lors largement diffusée dans le monde, suivie par la division philosophie de l’Unesco), sont très récentes en France (1996 avec l’Agsas, 1998 avec A. Lalanne), au point d’apparaître comme « une innovation majeure du systèmeéducatif » (Luc Ferry, Ministre de l’Education Nationale), controversée compte tenu de la tradition française de l’enseignement de la philosophie cantonnant cette discipline à la classe terminale des lycées.
Un des enjeux de son travail est de tenter de fonder une légitimité à proposer une didactique de l’apprentissage de la pensée réflexive à l’écoleprimaire.
La recherche convoque à la fois :
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des référents philosophiques, par la finalité poursuivie d’apprendre à penser par soi-même, et l’analyse de la maïeutique socratique dans les dialogues platoniciens ;
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les sciences du langage, à travers les démarches et outils utilisés dans l’étude d’un large corpus detranscriptions de discussions à visée philosophique des cycles 2 et 3, comme par exemple l’analyse conversationnelle ou les théories de l’énonciation ;
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mais aussi l’approche didactique, en particulier du français, à travers le concept de « genre scolaire ».
La première partie s’attache, dans la perspective me semble-t-il d’une« didactique critique et prospective » (Martinand), et non « praticienne » ou « normative », à construire un modèle théorique de la discussion à visée philosophique (DVP), à partir des référents ci-dessus, analysés et discutés : intérêt et limites du modèle socratique, appui sur la notion de « genre second »de Bakhtine, de « genre scolaire » de Schneuwly, de « genre de discours philosophique » de Cossutta et Maingueneau, des modèles théorico- pratiques de Lipman aux Etats-Unis et Tozzi en France. Théorique ne doit s’entendre ici ni au sens descriptif-explicatif ni au sens prescriptif de « modèle », mais plutôt au sens kantien d’« idéalrégulateur », l’équivalent didactique au niveau philosophique de ce que Habermas nomme au niveau politique la « discussion idéale ». Les analyses conceptuelles sont serrées et bien menées, la définition du genre est consistante par ses tenants philosophiques et didactiques. Elle pourra éclairer bien des praticiens réflexifs qui se réclament de cette innovation.
Une foisélaboré théoriquement ce « nouveau genre scolaire » que constituerait la DVP, l’auteur va tester l’opérationnalité de ce « modèle » sur l’analyse d’un corpus empirique de discussions, recueillies auprès de classes primaires chez des enseignants aux pratiques diversifiées, mais se réclamant tous d’une intention philosophique. L’analyse de ce corpusest particulièrement fouillée à partir d’outils linguistiques triangulés. Ces démarches d’analyse pourront utilement contribuer à enrichir les débats du 4ième colloque sur les nouvelles pratiques philosophiques (26-27 mai 2004 au Crdp de Caen), dont l’un des deux objectifs est de « réfléchir sur les méthodes d’analyse de discussions à visée philosophique » qui peuvent aider les praticiens, les formateurs et les chercheurs en la matière.
Cette analyse a pour objectif de vérifier si la définition théorique du nouveau genre établie dans la première partie peut rendre compte de pratiques émergeant actuellement dans le système scolaire, le modèle pouvant devenir à l’aune de cette épreuve plus descriptif-explicatif.
Lavérification paraissant satisfaisante au doctorant, la formalisation élaborée peut alors apparaître dans une troisième partie comme une proposition didactique, dont est soulignée particulièrement l’exigence éthique de communication (« éthique discussionnelle » dit Habermas).
Ce travail remarquable doit être interpellé, à titre de poursuite des recherches enla matière, dans ses présupposés épistémologiques et méthodologiques. Trois questions de fond :
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La démarche consiste à construire un modèle théorique, puis didactique, d’un nouveau genre scolaire, la DVP. Nul n’y aurait naturellement songé si ne s’étaient développées depuis plus de cinq ans en France des pratiques qui se réclament de la philosophie à l’école primaire. G. Auguet, contrairement à d’autres chercheurs comme A. Delsol ou S. Connac, n’est pas un praticien de la DVP, ce qui l’autorise à une attitude plus distanciée par rapport à cette pratique, et réduit certains biais « militants ». Cette attitude de surplomb aurait pu faciliter une démarche qui tenterait de dégager empiriquement si,au-delà de la diversité des pratiques significatives connues, émergeait une configuration constituant un « nouveau genre scolaire ». Il a préféré, et c’est un choix méthodologique légitime dans les travaux didactiques, dont j’ai relevé plus haut l’intérêt, une démarche plus théorique : définir un modèle abstrait et voir a posteriori sicelui-ci rend bien compte des pratiques, ou si ces pratiques contituent en elles-mêmes une exemplification du genre formalisé.
Mais il faut alors interroger la représentativité du corpus. Car avec cette innovation, nous sommes dans l’instituant (j’aurai préféré dans le titre « en voie d’institutionnalisation », plutôt qu’« en voied’institution »).
Il existe par exemple l’entretien maïeutique à fort guidage cognitif individuel et groupal d’O. Brenifier (plus directif qu’A. Lalanne), essentiellement préoccupé par la rigueur philosophique et la cohérence de la pensée, ou au contraire le protocole Agsas du psychologue et psychanalyste J. Lévine, sans aucune intervention du maître dans les dix premières minutes, quitravaille plutôt l’expérience existentielle du cogito d’un sujet pensant-parlant en construction identitaire, développant en groupe un langage oral intérieur, ou la « méthode de l’intervenant » extérieur de J.F. Chazerans, qui, initiant le débat, programme son auto disparition progressive (ou l’entretien duel du professeur de morale laïque belge J. Duez) etc.
Or la méthoded’O. Brénifier, pourtant incontestablement « à visée philosophique », ne constitue en aucun cas une « discussion », puisque les élèves sont interrogés maïeutiquement l’un après l’autre, ou n’entrent en interaction que par le biais du maître. Elle ne peut donc entrer dans le genre de la DVP défini dans la thèse. Celui-ci ne prend sens qu’avecdes interactions sociocognitives plus ou moins alimentées par les pairs eux-mêmes. Le travail reste aussi à faire pour le courant de J. Lévine, non représenté dans le corpus, ou pour la méthode lipmanienne, qui fait précéder la DVP d’une phase fondamentale d’émergence et de reformulation de questions à partir d’un extrait de roman philosophique. La DVP est un modèle théorique quirend bien compte de pratiques massivement représentées dans le corpus, celles d’A. Delsol en GS, CP et CM2, ou celles de S. Connac en cycle 3, que j’appellerais pour ma part des DDVP, « discussions démocratiques à visée philosophique », parce qu’elles tentent d’articuler une socialisation démocratique des individus et du groupe-classe avec un développement de la pensée réflexive.La DVP n’est une proposition didactique qu’au regard de ce type de pratique, ce qui n’enlève d’ailleurs rien à son intérêt…
2) Par ailleurs un genre « scolaire » ne peut être déterminé par sa seule visée (l’apprentissage du philosopher), ou même par un trait caractéristique (par exemple la non intervention du maître pour peser sur le fond dudébat). Il ne prend sens dans un système éducatif donné que par un certain degré d’institutionnalisation : le « texte libre » de Freinet par exemple, qui constituait à l’époque un genre nouveau dans le paysage éducatif, n’est pas devenu un nouveau genre « scolaire », faute de reconnaissance par l’institution. Il fut un genre dans l’école privée de Freinet, et le reste pour ceux qui se réclament de ce genre dans l’Education Nationale aujourd’hui. Mais il n’est pas devenu pour autant un genre « scolaire », parce qu’il est toujours critiqué par l’institution, y compris les tendances actuelles de la didactique du français…
La DVP présente cette particularité d’avoir été initiée au départ par des innovateurs comme A. Pautard ou P. Sonzogni, qui ne se sont autorisés que d’eux-mêmes, en se couvrant institutionnellement par des activités de « maîtrise orale de la langue » ou « d’éducation à la citoyenneté », avant que des Conseillers Pédagogiques, des IEN ou des formateurs d’Iufm (en particulier des enseignants de philosophie), ne trouvent intéressantes ces pratiques réflexives, précisément parce qu’elles concourent aux objectifs de l’enseignement primaire, bien que la philosophie ne soit pas au programme ! La thèse de G. Auguet pose la question de savoir si l’innovation peut être l’occasion, le kairos diraient les Grecs, de l’émergence d’un nouveau genre « scolaire », alors que l’institution (du premierdegré, ou philosophique à travers son Inspection générale), n’a pas pour l’instant tranché positivement sur son institutionnalisation programmatique. Mais elle est cependant passée d’une position méfiante voire hostile à une attitude intéressée. Je sais donc gré à G. Auguet d’avoir maintenu dans son titre un point d’interrogation, car c’est l’avenir qui tranchera,ce qui donne d’autant plus d’intérêt à une proposition didactique pour inspirer d’éventuels changement (Je suis cependant moi-même très partagé sur cette institutionnalisation, qui si elle peut tendre à « démocratiser » l’apprentissage du philosopher, peut faire perdre à l’innovation actuelle son tranchant…).
3) Dernière remarque :les outils d’analyse du corpus sont largement empruntés aux sciences du langage et à leur opérationnalisation en didactique du français, ce qui peut être une contribution utile pour cette discipline, mais je suis peu compétent en la matière. La question de fond me semble celle-ci, à débattre entre didacticiens du français et de la philosophie, et je la pose au doctorant puisque son travail est à l’intersection d’un champ commun, celui de l’oral réflexif dont parle D. Bucheton : en quoi, et jusqu’où, des indicateurs linguistiques peuvent-ils rendre compte de processus de pensée ? Si la visée réflexive d’une discussion se concrétise, selon la matrice didactique du philosopher que je propose dans mes travaux, par la mise en œuvre d’une articulation entre des processus deproblématisation de notions et de questions, de conceptualisation de questions ou de distinctions conceptuelles, et d’argumentation rationnelle, quels sont les outils d’analyse verbo-conceptuels les plus pertinents pour les décripter ? La question, vu l’articulation dialectique de la pensée philosophique, qui ne prend corps qu’au travers d’une langue naturelle, avec le langage, reste ouverte, de l’intérêt et deslimites à analyser dans leurs traces, par des outils linguistiques et plus largement langagiers, d’une part l’élaboration d’une pensée individuelle, d’autre part les processus intellectuels d’une interaction socio cognitive.
Telles sont trois des questions possibles soulevées par un travail pionnier, informé dans ses analyses, rigoureux dans sa démarche, conséquent par sonapport.
A ces trois interpellations, le candidat répond avec pertinence, précision et culture. Il indique que les pratiques d’Oscar Brénifier et d’Agnès Pautard, par l’hyperdirectivité de l’un et le non interventionnisme de la seconde, sont aux limites du genre. Le dispositif apparaît par ailleurs comme un garde fou vis-à-vis d’une trop grande intervention du maître. Il précise ensuite qu’il est difficile de mettre en œuvre de telles pratiques si le maître ne se met pas lui-même dans une posture philosophique. Il soutient aussi qu’une institutionnalisation de la Dvp, dont l’avantage serait de démocratiser l’accès au philosopher, risquerait de trop scolariser cette innovation. Il affirme enfin que si l’on ne peut jamais être sur qu’un indicateur linguistique peut rendre compte du mouvementd’une pensée, il nous faut accepter cette limite, qui préserve peut-être une opacité souhaitable, tout en essayant de la faire reculer par la recherche…