Accompagner une innovation (la discussion à visée philosophique à l’école) par la recherche
L’accompagnement d’une innovation peut se faire par une démarche formative : aide à l’analyse des pratiques, notamment par l’écriture individuelle et/ou collective. Elle peut se faire aussi par la recherche.
Il y a dans ce cas plusieurs formules possibles :
- Un praticien, ou une équipe, fait appel à un chercheur pour l’aider à formaliser sa démarche innovante. Le chercheur interviendra différemment…
qu’un formateur, en mettant à disposition des référents théoriques permettant non seulement, au delà d’une verbalisation voire une formalisation des pratiques, un début de théorisation, mais aussi souvent un infléchissement des pratiques. Souvent d’ailleurs le chercheur, arrivant avec ses propres hypothèses, va entamer un dialogue avec les praticiens, suggérant des pistes, mais que seuls les praticiens jugeront de mettre enoeuvre, en les accommodant à leur personnalité et leur terrain? - Ou un chercheur, individuellement ou avec son équipe, qui a besoin d’un terrain pour son travail, ou répond à un appel d’offre institutionnel, contacte des praticiens volontaires pour tenter une pratique innovante, les intéresse et les associe à un protocole qu’il a conçu pour vérifier des hypothèses, en négocie les modalitésd’application sur le terrain, en suit l’expérimentation et en (co)évalue la pertinence. Il s’agit souvent d’une recherche-action, avec les ? deux bords ? de la recherche, praticiens et chercheur(s).
- Troisième possibilité, un enseignant lancé dans une innovation veut l’accompagner d’une recherche personnelle (DEA, thèse?), et recourt à un universitaire comme directeur de recherche.
UNEXEMPLE
S. Connac, professeur d’école en cyle 3 dans le REP de La Paillade à Montpellier, praticien et militant de la pédagogie coopérative, s’est lancé dans la mise en place dans sa classe de Discussions à Visée Philosophique (DVP). Cette pratique innovante l’a amené à se lancer dans un DEA puis une thèse à Montpellier 3.
Quel a été mon rôle de directeur de recherche ?
1) Négocier le sujet , en partant de la proposition de l’enseignant, mais en l’intégrant dans mon propre champ de recherche sur la didactique de l’apprentissage du philosopher à l’école primaire.
2) L’aider à faire un double état des lieux :
• état des lieux des recherches sur la question, c’est à dire connaissance et dépouillement desmaîtrises, DEA, thèses, communications, articles, ouvrages, brefs publications existantes sur la philosophie pour ou avec les enfants, en France et à l’étranger (ex : USA, Québec, Belgique?), pour maîtriser l’état de la question sur ce sujet ;
• s’agissant d’une innovation en France, état des lieux sur les pratiques en cours, et sur les pratiques antérieures à l’étranger, leurspoints communs et leurs différences, voire leurs divergences?
3) Aider à définir et préciser une problématique, c’est à dire à passer d’une thématique sur un sujet (DVP et classe coopérative) à l’élaboration d’un questionnement ciblé, et la formulation d’hypothèses. Exemples :
• Dans quelle mesure la pratique d’une classecoopérative peut-elle, en s’appuyant sur les habitus démocratiques acquis par les élèves, contribuer à la mise en place de DVP ?
• Inversement, en quoi la DVP peut-elle contribuer à enrichir les pratiques de la pédagogie institutionnelle, par l’apport dans son histoire d’une nouvelle ? institution ? ?
Il s’agissait aussi d’ancrer cetteproblématique dans son contexte d’? action située ? dans une classe de cycle 3, comportant trois niveaux permettant le suivi des enfants sur trois ans, située dans une zone sensible.
Enfin et surtout, de formuler cette problématique dans le cadre de champs théoriques délimités : la didactique de l’apprentissage du philosopher, et ce d’autant que le doctorant n’avait pas de formation philosophiquespécialisée, et d’autre part les présupposés de la pédagogie institutionnelle, pour bien articuler les deux aspects de la thématique.
4) Aider à mettre au point une méthodologie permettant de faire travailler ce questionnement, de valider ces hypothèses. C’est toujours un point délicat pour un praticien qui fait de la recherche sur ses propres pratiques, car l’implication personnelle et le manque derecul introduisent des biais qu’il faut travailler pour changer de posture et investir celle de chercheur. Il faut relativiser la portée de l’inscription singulière et contingente d’une pratique en contexte par rapport à des généralisations trop hâtives quant à la pratique et la recherche. A fortiori quand le praticien est un militant de l’éducation nouvelle : car le militant a besoin de certitudes pour agir et convaincre?et lechercheur de doutes et de questions pour problématiser : une hypothèse intéressante est celle que l’on peut falsifier, ou au moins nuancer en cours de recherche, et non celle qu’on veut a priori démontrer !
D’où l’intérêt d’une démarche permettant de recueillir des données à partir du terrain, puis de les traiter avec méthode et rigueur. Dans ce cas, mise au point d’unprotocole de DVP d’un format et d’une régularité permettant des comparaisons et l’analyse de possibles progressions, enregistrement des séances, transcriptions de verbatims selon des conventions linguistiques précises et permanentes au plus près de l’oral des élèves, analyses des scripts selon des critères à la fois démocratiques et philosophiques ; repérages sur ce dernier point des processus de pensée deproblématisation, de conceptualisation et d’argumentation rationnelle à l’oeuvre ; utilisation d’une triangulation des méthodes (diversité des approches), par exemple analyse de ses propres scripts, observation et analyse d’autres pratiques, ou entretiens?
S’agissant d’une innovation à l’initiative d’un praticien, le rôle du directeur de thèse est selon moi de laisser à l’acteur la plus grande marge de manoeuvre dans sapratique, pour ne pas brider la capacité d’inventivité de celui qui défriche, et trace son propre chemin. Mais en bordant au plus près du vent de l’innovation les avancées du terrain par le renvoi réflexif et outillé de celui qui n’est pas directement dans l’action, mais a pour fonction de rappeler les exigences épistémologiques d’un travail universitaire en matière d’élaboration d’une problématique, deconvocations de référents théoriques dans lesquels les questions prennent relief, de délimitation de démarches méthodologiques précises, reconnues par les sciences humaines, sans lesquelles les conclusions manquent d’étayage.
Dans cette aventure à deux, le chercheur qui accompagne une recherche sur une pratique innovante est d’autant plus impliqué que celle-ci est située dans son propre champ depréoccupation, et il doit travailler sa propre implication pour ne pas introduire lui-même des biais. Il reçoit autant qu’il donne, car le praticien innovant le provoque à formuler de nouvelles questions de recherche, à tenter de formaliser et de théoriser de nouvelles pratiques. C’est d’ailleurs tout l’intérêt de suivre des recherches en rapport avec les siennes?
Mais qu’en pense le doctorant lui-même ?
« S´engager dans une recherche universitaire sous forme de thèse a longtemps été pour moi une entreprise hors de portée. Si elle correspond à la possibilité de devenir, l´espace de ces trois années, un « apprenti chercheur, » son éventuel aboutissement ne signifiera pas mes conditions à le devenir. Il s´agit donc bien d´un défi que je me suis lancé, celui dem´investir aussi loin que possible dans cet approfondissement intellectuel, au gré de mes propres capacités. A charge du résultat de m´indiquer la nature de mes aptitudes en la matière.
S´engager dans ce travail de fond se veut également pour moi une ascèse intentionnée. A travers elle, je compte que mes engagements militants pour une école visant la participation et l´authenticité des enfantstrouvent des fondations autres qu´affectives et liées aux valeurs que je tente de susciter. Il s´agit avec cette recherche d´obtenir des repères personnels sur lesquels je vais pouvoir m´appuyer pour communiquer plus largement ce qui fonde les pratiques pédagogiques que je défends. Je crois en effet que si une grande partie des enseignants, et plus largement de tout le corps d´éducation, n´ose pas encore tenterl´aventure de la coopération, c´est plus par peur de l´inconnu que par opposition axiologique. A charge donc de ceux qui ont eu l´opportunité de mesurer empiriquement la teneur éducative de ces pratiques de « retourner l´ascenseur » à ceux qui ont permis leur découverte en devenant, à leur tour, d´éventuels relais à ce type d´approches. Ces témoignages n´ont pas pourvisée de convaincre le commun des enseignants. Ils tendent plutôt à faire émerger les sentiments de confiance en soi et de capacité personnelle à entrer dans de telles dynamiques humaines. L´ambition est de permettre à chacun, par des telles propositions, de se sentir à la fois motivé et capable de réussir. Pour cela, il va s´agir de baliser un domaine pédagogique encore peu fréquenté, balisagequi correspond à l´acte de présenter : d´une part un approfondissement théorique de ses déterminants et d´autre part la mise à disposition de quelques « poignées de soutien » qui guideront les premiers pas dans ces tentatives. A charge ensuite à chacun de s´estimer capable de poursuivre le chemin ou au contraire de se reconnaître en décalage avec ce qu´il esquisse. Un éducateur estselon moi avant tout un bricoleur qui, à partir de ce qui est disponible sur son établi, choisit les instruments qui semblent le mieux lui convenir pour façonner l´oeuvre qui est encore au stade de projet dans son esprit. J´accepte donc à travers cette recherche de montrer les vertus et quelques limites des moments à visée philosophique inscrits dans une classe coopérative.
Je suis pour cela accompagné par un directeurde recherche. Je ressens sa présence comme doublement bénéfique. D´abord parce qu´en tant qu´expert de la discipline étudiée, en occurrence la didactique de la philosophie, il est en mesure de me guider quant aux hypothèses que je formule, puis parce qu´universitaire de statut, il peut orienter mes pistes de travail vers plus de cohérence et une meilleure cohésion avec ce monde qu´est l´université.En d´autres termes, il évite que ce travail devienne une recherche seulement personnelle et totalement déconnectée des exigences du chercheur telles qu´elles sont entendues par la science. Cet accompagnement est d´autant plus apprécié qu´il ne se situe en aucune façon comme censure. Il se veut plutôt soutien, « à côté de … », motivant les possibles à émerger et les laissantgrandir vers plus d´autonomie. Il ne s´agit pas pour autant de permettre les émergences les plus folles mais aussi d´en indiquer les éventuelles dérives afin que ce partenariat s´exprime plus au plan des idées qu´au rapport interpersonnel. Un bon climat de relation est une condition de la rencontre et du travail partagé mais ne peut en aucun cas suffire pour garantir la validité des travaux. L´exigence de raisoncorrespond donc à un critère de cet accompagnement. Nous avons donc engagé une sorte de contrat tacite où chacun de nous s´efforce de donner la pleine mesure à son investissement en échange de quoi les constructions co-établies se veulent durables, authentiques et valides au-delà du simple cercle formé par nos deux personnes » (Sylvain Connac).