Philosopher sans les philosophes, est-ce bien philosopher ?
Nous laisserons à ce petit mot "bien", toute son ambiguïté provocatrice dans la phrase …
PLUTOT DES GRANDS NOMS…
Une "grande oeuvre", un chef-d'oeuvre en philosophie, sont d'abord ceux d'un "grand" philosophe. Qu'est-ce qu'un "grand " philosophe ? Scolairement, un philosophe "au programme". Il n'y a pas d'oeuvre au programme, mais une liste de noms de "grands"…. Sélectionnés, retenus, quand d'autres sont rejetés : Diderot mais pas Voltaire, Hegel mais pas Fichte, Sénèque et pas Cicéron. Et Freud qui ne se voulait pas philosophe ! Des idéalistes et des rationalistes plus que des matérialistes et des utilitaristes, comme le montre le choix de textes de l'Anti-manuel de Michel ONFRAY.
Uniquement des morts, consacrés par l'histoire (où sont Ricoeur, Derrida, Serres, Morin ?). Des européens (quid de la philosophie bouddhiste, hindoue, américaine ?). Et des hommes : Anna Harendt vient de briser le sexisme philosophique en entrant en l'an 2000 dans le programme (Sartre, mais pas Simone de Beauvoir ou Simone Weil !). Donc l'incontournable du programme, qui néglige injustement bien des grands (mais halte à l'encyclopédisme!). Vaste liste déjà (cinquante auteurs), mais focalisée par le petit nombre d'élus au bac : Platon, Aristote, Descartes, Rousseau, Kant, Hegel, Marx, Freud …
ET QUELQUES GRANDES PAGES
La philosophie est en effet focalisée par et sur l'histoire de la philosophie (occidentale), et dans l'imaginaire de la philosophie des professeurs, on fait difficilement l'impasse sur l'ironie socratique, la caverne platonicienne, le doute et le cogito cartésiens, lecontrat social rousseauiste, l'impératif catégorique kantien, la dialectique hégélienne, la plus-value marxiste, la censure freudienne … Bref quelques points nodaux de notre patrimoine : convenus d'un côté par un certain arbitraire et le conformisme d'un " smic philosophique ". Mais jugés par ailleurs décisifs dans l'histoire de la pensée (c'est le critère philosophique du chef-d'oeuvre) : cet auteur, cet ouvrage, ce passage, cette formulation de la question, cette problèmatique, cette notion, cette distinction conceptuelle, cette thèse, cet argument, dont on peut dire qu'on ne peut plus penser après comme avant ! Sans qu'on puisse cependant dire du philosophe précédent, contrairement aux théories scientifiques, qu'il est devenu obsolète ! Rupture certes, mais pas forcémentprogrès : Platon ne fait pas moins penser que Marx, et Heidegger veut revenir aux présocratiques…
ET LES ELEVES ?
Devant ces monuments de la pensée, deux positions didactiques opposées :
– Version professeurs de philosophie du canton de Vaud (Suisse) : il faut d'abord comprendre les différents discours sur "l'amour" dans le Banquet de Platon pour peut-être oser penser un jour parsoi-même ce concept. Il s'agit "d'apprendre la philosophie" (Hegel) pour apprendre à philosopher.
– Version M. Lipman, le philosophe américain de "la philosophie pour enfants" : on peut faire réfléchir philosophiquement dès l'école primaire les élèves sur l'amour, par des discussions entre pairs conduites par le maître, sans convoquer explicitement un seul philosophe. Apprendreà philosopher, c'est confronter sa raison à ses opinions dans une "communauté de recherche".
– Intermédiaire entre ces deux interprétations, la position française officielle, à l'usage de la fin du secondaire : l'amour fait problème à tout homme et femme, qui doivent le réfléchir pour percer son énigme. Réciter la conception platonicienne de l'amour n'est pas penser.Mais, travailler le Banquet peut questionner nos représentations et approfondir notre conceptualisation de cette notion. Une dissertation peut être excellente sans citer un seul auteur, si l'élève réfléchit ; médiocre avec une enfilade de références sans réflexion personnelle. Mais le "top", c'est une problématisation qui rencontre dans sa progression la pensée de certainsauteurs…
On le voit : suivant que le Banquet est un incontournable patrimonial à comprendre et apprendre, un souhaitable problématisant et conceptuel sur lequel s'appuyer et rebondir, ou pas même un préalable pour réfléchir sur l'amour (trois paradigmes organisateurs divergents de la discipline puisés dans trois pays), le rapport de l'enseignement de la philosophie et del'apprentissage du philosopher au savoir et à la culture philosophiques, c'est-à-dire aux chefs-d'oeuvre, sera différent.
QUELLE DIDACTIQUE DES TEXTES PHILOSOPHIQUES ?
Supposons que le rapport au grand-oeuvre, sans être un préalable au lycée (car les études universitaires de philosophie ne sont quasiment que de l'histoire de la philosophie !), soit souhaitable et donc au programme (paradigme français). Laquestion est posée du rapport de l'élève, c'est-à-dire d'un apprenti-philosophe, à un texte philosophique, réputé abstrait. Quelles difficultés rencontrées, quelles propositions didactiques pour les surmonter ?
D'abord, choisir des textes accessibles : par leur langue (quitte à les "traduire" – sans les trahir – lexicalement et syntaxiquement en français courant) ;leur découpage : compréhensibles sans prérequis du contexte qui précède et plus généralement de la doctrine, car ce qui compte, c'est de faire penser l'élève, et non de mémoriser la pensée d'un autre ; avec des exemples concrets, des analogies et métaphores, médiations vers l'abstraction.
Certes on objectera l'intérêt d'un texte long, del'intertextualité interne (relation entre le passage et l'ouvrage, l'ouvrage et l'oeuvre) et externe (son dialogisme avec les autres philosophes) pour comprendre un discours. On pourra s'appuyer sur la biographie de l'auteur pour "incarner" ses idées, sur le contexte économique, politique et culturel de l'époque pour resituer cette pensée dans une histoire, et dans celle des idées. On sent bien que ce sont là deséléments apportés par le professeur, ou par l'appareil de présentation et de notes d'un manuel. Mais s'agit-il de fournir des informations sur un contenu (connaissance patrimoniale de doctrines essentielles), de donner des exemples de pensée comme modèles d'imprégnation (comment les philosophes pensent plutôt que ce qu'ils pensent),ou de fournir un matériau (le texte) commesupport de réflexion pour l'élève ? Selon que l'on fera tel ou tel choix, ou que l'on combinera ces trois finalités, la pratique ne sera pas la même.
Ce qui nous importe, c'est que l'élève apprenne à penser par lui-même, face à des textes qui l'interpellent. Qu'est-ce qui peut donc aider un élève, dans son rapport à l'écrit, à la lecture, à laphilosophie, à "entrer en lecture philosophique"? Et à y perséverer ? Qu'est-ce qui peut alimenter un désir de lecture du chef-d'oeuvre philosophique, et faciliter la construction d'un sens philosophique du texte ? Quel rapport entre lecture philosophique d'un texte et écriture d'un texte philosophique personnel ? Tel est le chantier de la didactique de la lecture du grand texte.
Nous pensons quefondamentalement, un texte ne peut prendre pour un élève sens (pas seulement scolairement, mais existentiellement) que s'il permet, par son questionnement, ses distinctions conceptuelles, ses analyses, sa thèse, son argumentaire, d'avancer par rapport à un problème philosophique qu'il se pose. D'où le travail didactique en classe, en amont du texte, pour que celui-ci soit "rencontré" comme une aide à sa propre pensée, comme un "besoin" pour progresser.
Reste, à partir de cette motivation, les difficultés spécifiques à la lecture philosophique d'un texte philosophique. Nous avons mis au point au cours d'un travail interdisciplinaire avec des didactriens du français, une méthode de "lecture méthodique philosophique".
L'élève doit élaborer (conceptionconstructiviste de la lecture) un sens philosophique du texte en lui posant, à partir d'une matrice suggérée (voir schéma), des questions sur la façon dont il problématise une question ou une affirmation, conceptualise une notion ou une distinction notionnelle, soutient une thèse ou argumente une objection. On fait ici l'hypothèse que "l'horizon d'attente" d'un lecteur de texte philosophiqueescompte d'un auteur de tels processus de pensée. Leur présence effective peut être un des critères décisifs de choix des textes proposés. Les "indicateurs linguistiques" de la "lecture méthodique" en français peuvent de ce point de vue fournir d'utiles points d'appui pour repérer ces processus de pensée.
L'ordre des questions posées appartient au lecteur et n'est pasimposé : celui-ci s'appuie au fur et à mesure de ses relectures sur des "lieux de certitude" (Owen) : clarté d'un exemple, d'une objection, d'une anti-thèse… Il se bâtit ainsi un itinéraire personnalisé de lecture (pédagogie différenciée). Dans un second temps, les élèves, en travail de groupe, ou en classe plénière conduite par le professeur, mutualisentleurs réponses et affinent la construction d'un sens, s'instituant en " lecteur collectif du texte ".
On voit ainsi se juxtaposer les différentes "couches" de la didactique : contestataire du paradigme dominant quand elle affirme que l'on peut apprendre à philosopher très tôt et sans chef-d'oeuvre, par exemple par discussions conduites par le maître (Lipman) ; critique vis à vis duchoix plus ou moins arbitraire des grands auteurs du programme : on peut philosopher aussi bien à partir de textes littéraires que philosophiques ; constructive quand elle définit une méthode de lecture méthodique philosophique motivée, appuyée sur les acquis du français, facilitatrice ; étroitement adaptative, utilitariste, conservatrice quand elle cherche seulement à optimiser laréussite au sujet sur texte du bac.
Michel TOZZI
Professeur des Universités à Montpellier 3.
Bibliographie
- J.C. Pettier, "Le programme de philosophie pour enfants de M.Lipman", Diotime l'Agora n°1 (mars 1999) et n°2 (juin 1999), CRDP Montpellier.
- M. Tozzi, "Peut-on philosopher sans culture philosophique?", Cahiers pédagogiques n°325, juin 1994.
- M. Tozzi, G. Molière, Français-Philosophie, Cahiers pédagogiques n° 329, décembre 1994. Des exemples de lecture méthodique philosophique de textes.
- M. Tozzi, "Contribution à une didactique de la lecture et de l'écriture philosophiques", in Lecture et écriture de texte argumentatif en philosophie et enfrançais, CRDP de Montpellier, 1995