Démocratiser la philosophie
Transcription écrite de l’enregistrement de l’exposé, Panorama des pratiques de démocratisation de la philosophie en Europe et en Belgique.
Je développerai trois points de vue :
- Qu’est-ce que démocratiser la philosophie ?
- Y-a-t-il une nécessité à ce que la philosophie apprenne à penser par soi-même ? Comment à ce moment-là … l’enseigner ?
- Peut-on véritablement apprendre à philosopher en discutant ?
Puisque mon terrain de recherche actuellement, c’est essentiellement l’introduction de la philosophie comme pratique innovante à l’école primaire, je me situerai directement dans le prolongement de la philosophie des lumières.
Ma première référence sera Diderot qui disait : "Il faut rendre la philosophiepopulaire". Voilà un peu le mot d’ordre de l’encyclopédiste.
Qu’est-ce que ça voudrait dire ? Qu’est-ce que ça peut vouloir dire rendre la philosophie populaire ? Ca pourrait vouloir dire la faire aimer, c’est-à-dire faire en sorte qu’ elle soit désirable.
C’est vrai que, étymologiquement, la philosophie, philosophia, c’est l’amour, le désir du savoir, de la sagesse. Il y a quelque chose qui est de l’ordre du désir et de l’amour dans la philosophie.
Tout le problème est de savoir, si c’est l’ambiguïté de la sagesse de l’antiquité. Et si on pense surtout à une façon de penser ou à une conduite et une manière d’agir.
Un philosophe comme Pierre Hadot aurait tendance à présenter notamment la philosophie de l’antiquité plutôt comme une manière de vivre que commequelque chose qui serait plutôt spéculatif.
Ca pourrait vouloir dire la faire aimer, la faire désirer.
Faire désirer à travers elle le savoir, la sagesse, une conduite raisonnable.
Ca pourrait aussi être interprété en un second sens.
Rendre la philosophie populaire ça pourrait vouloir dire la rendre accessible. La rendre compréhensible, c’est-à-dire finalement accompagner cedésir qu’on fait naître par le biais d’une accessibilité à une discipline qui est réputée assez abstraite.
Rendre la philosophie populaire, ça voudrait dire que le peuple aurait la capacité de philosopher, c’est-à-dire qu’il y aurait une éducabilité à la philosophie du peuple, ce qu’on pourrait appeler une "démosophie", une sagesse du peuple.
Dès qu’onaborde ce concept de "démosophie", on va en même temps à l’encontre de toute une tradition philosophique, au moins de la tradition philosophique occidentale dans laquelle la philosophie ne peut en aucune manière appartenir au peuple puisque elle est rupture précisément avec les préjugés de la foule et la foule des préjugés.
D’emblée, rendre la philosophie populaire, c’estprésupposer précisément qu’elle n’est pas et qu’elle n’appartient pas à une élite intellectuelle mais que chacun peut se l’approprier. Ce qui n’est pas évident, si la philosophie est constitutivement une rupture avec l’opinion et donc avec des préjugés populaires.
Cette philosophie, peut-on la rendre désirable, accessible ? C’est en tout cas un défi et c’est notamment un défi pour lesdidacticiens, c’est-à-dire ceux qui essayent de combler l’écart entre les exigences de la discipline et puis ensuite sa popularisation.
D’emblée, nous avons affaire à un paradoxe. Ce paradoxe, il faut essayer de le penser et en même temps il faut dans les pratiques montrer que cette éducabilité philosophique du peuple qui reste un postulat, c’est-à-dire quelque chose qu’on vous demande d’accepter pour queça finalise, pour que ça oriente l’action, puisse effectivement se réaliser.
Au fond, pourquoi rendre la philosophie populaire ? On pourrait très bien cantonner la philosophie à une élite intellectuelle, une élite de la pensée qui produirait, comme dit Deleuze, du concept et qui constituerait ce grand patrimoine universel de l’humanité que nous ont légué les grands philosophes et dontnous nous nourrissons par l’histoire de la philosophie.
On se doute bien que si le peuple se mettait à philosopher ce ne serait pas au sens où il créerait véritablement des concepts au sens où Descartes, Platon, Hegel, Marx, qui ont créé vraiment des doctrines.
Si ce n’était pas la création d’un concept, qu’est-ce que ça pourrait être ?
Qu’est-ce que philosopher ?, si ce n’estpas seulement créer des concepts, créer de la doctrine, créer de la grande philosophie.
Il nous semble qu’il y a deux finalités qui peuvent justifier d’une certaine manière cette nécessité de rendre la philosophie populaire comme le dit Diderot.
C’est d’une part que les pratiques philosophiques peuvent consolider la démocratie. Il y a une vieille affinité historique entre la démocratie et la philosophie.
La philosophie est apparue au 5ème siècle avant notre ère avec le miracle grec au moment où on sort du mythe, muthos, pour accéder au savoir, à la connaissance, à travers la rationalité et les deux formes de rationalité occidentales que sont la science et la philosophie.
En même temps on assiste aussi à la naissance du droit autour du travail des sophistes pour essayerd’argumenter certaines positions.
Ce n’est pas un hasard si la philosophie naît en même temps que la démocratie grecque, c’est-à-dire à un moment où on ne croit plus quelqu’un parce qu’il fait autorité, autorité qu’il tient des Dieux, autorité qu’il détient d’un quelconque charisme.
C’est l’argument qui va faire autorité et non plus où l’autorité qui va faire argument. Etc’est cette espèce de parole qui doit s’autofonder, c’est-à-dire amener par elle-même le fondement de son propos qui va expliquer précisément ce lien entre philosophie et démocratie.
Bien sûr, ne s’expriment sur l’agora que les hommes libres et surtout pas les femmes et les esclaves. Ce qui montre la limite de la démocratie et qui ne correspond pas à notre conception moderne de la démocratie, surtout depuis la philosophie des lumières au 18ème siècle.
Mais quand même, dans les origines de la philosophie, il y a un lien entre philosophie et démocratie. On peut penser, c’est une thèse que je soutiens, que l’idée de discussion est fondamentale en démocratie puisque la démocratie c’est la naissance d’un espace public qui va être habité d’une part, par le droit d’expression et, d’autrepart, par une pluralité d’opinions, qui vont donc se confronter.
Un espace public qui implique la discussion, naîtrait, me semble-t-il, avec la philosophie des lumières.
Ce que nous connaissons dans l’antiquité, le dialogue socratique, dialogue d’ailleurs écrit, non pas oral, qui se passe avec deux ou trois interlocuteurs, les autres écoutant ce que Socrate est en train de dire. Cela n’a rien à voir avec unediscussion d’un groupe nombreux.
Cette idée d’une discussion serait moderne puisqu’on en a un autre exemple au Moyen Age : la disputation.
La controverse de Valladolid montre un individu qui se lève, défend une thèse pendant un certain temps puis se rassoit ensuite.
L’autre se lève à son tour et soutient la thèse adverse ; ensuite un arbitrage intervient. La disputatio renvoie à une pratique très importante au Moyen Age, à la base même de la formation.
C’était l’élève le moins expérimenté qui prenait la parole en premier et un élève un peu plus expérimenté prenait la parole après. Le maître in fine avait le dernier mot et tranchait. Il était le garant de ce qui pouvait se dire.
En fait, on a affaire non pas à une discussion au termed’interactions sociales verbales rapprochées et nombreuses, mais à une succession de monologues assez longs d’ailleurs.
Voilà les modèles dont nous disposons : Le modèle socratique et le modèle de la disputatio.
Ca ne correspond pas, me semble-t-il, à la notion moderne de discussion philosophique.
La deuxième finalité justifiant de rendre la philosophie populaire serait de faire advenir enchacun et en tout homme l’humanité, au sens où le développement d’une pensée rationnelle permet à la fois de penser son rapport à soi, à autrui, au monde, et en même temps, à travers l’exercice d’une réflexion rationnelle, de parvenir à une conduite raisonnable.
Voilà en tout cas une des traditions attestées de l’histoire et de la philosophie occidentale : exercer sapensée dans une perspective citoyenne et développer en soi-même l’humanité.
A ce moment-là, on peut penser qu’il y a un “ droit à la philosophie ”. C’est d’ailleurs le titre d’un ouvrage de Jacques Derrida, grand philosophe français. Nous préférerions dire, “ droit de philosopher ”, parler de droit à ou parler de droit de ce n’est pas exactement la même chose.
Ace sujet-là nous avons organisé un colloque en France l’année en 2001 à l’Institut National de Recherche Pédagogique autour des nouvelles pratiques de la philosophie.
A la suite de ce colloque, nous avons lancé un manifeste : "Pour un droit de philosopher dans l’éducation". Nous expliquons ce que ça voudrait dire pour nous précisément, ce droit et la façon dont il pourraits’exercer. Ce point a été particulièrement développé par Jean-Charles Pettier dans la première partie de sa thèse : le droit de philosopher considéré comme un des droits de l’homme et du citoyen.
Pour devenir réel, ce droit doit être garanti par l’Etat et s’incarner dans l’école de la République. S’il y a un droit de philosopher, et si ce droit de philosopher doit êtreattesté par l’Etat puisqu’il fait partie de l’éclairage rationnel de la citoyenneté et qu’il développe en même temps l’émergence de l’humanité en soi, alors comment enseigner la philosophie ou apprendre à philosopher ?
Je préfèrerais d’ailleurs “ apprendre à philosopher ” quand il s’agit de philosophie dans un système scolaire.
J’ai eu la chance d’êtreinvité par des associations de philosophie, notamment dans les pays francophones, au Maghreb et au Québec. J’ai essayé de voir comment différents pays didactisaient/ enseignaient cette matière.
Michel Develay, professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Lyon II, a développé le concept de “ paradigme organisateur ” ou "matrice disciplinaire". Cela consiste à sedemander comment la philosophie va passer d’un domaine de la recherche ou de la culture dans le système scolaire primaire et secondaire. Comment opérer une transposition didactique du savoir savant dans ce système scolaire ?
J’ai pu remarquer que la façon de didactiser la philosophie dans les systèmes éducatifs est extrêmement différente selon les pays mais elle tournerait autour de quatre modèles,quatre paradigmes.
Premier paradigme que j’appellerai le paradigme doctrinal.
On trouve le fonctionnement de ce paradigme pendant le Moyen Age, où il y a un enseignement officiel de la philosophie, le thomisme, doctrine de Saint-Thomas d’Aquin. La philosophie est la servante de la théologie.
On trouverait un autre modèle de philosophie officielle dans les pays ex-communistes où on enseignait, comme idéologieofficielle, le marxisme-léninisme- stalinisme.
On le trouvait aussi en Espagne, sous le général Franco avant les années 75, et au Québec, avant le grand mouvement de 68, car c’étaient les Jésuites qui avaient le monopole de l’enseignement philosophique au Québec.
En quoi consiste ce paradigme doctrinal ? Au fond on pense qu’il y a une philosophie, un type de réflexion qui a abouti quelque partà une vérité et la fonction de l’enseignement de la philosophie est de la faire partager par ceux qu’il est censé éduquer, instruire.
On peut dire qu’il y a confusion entre philosophie et idéologie. Il y a un caractère officiel de la philosophie professée. Cette conception est dogmatique dans la mesure où professer une autre philosophie serait considéré par le fonctionnaire de l’Etatsoit comme de la dissidence (l’ex-URSS) ou de l’hérésie (le Moyen Age).
Un deuxième paradigme, par opposition au paradigme doctrinal, c’est le paradigme historique.
C’est celui qui a cours actuellement en Italie, où la philosophie fait partie de l’enseignement secondaire comme matière obligatoire durant les trois dernières années du secondaire.
On commence avec les présocratiques, puisprogressivement Platon, Aristote, Descartes, Kant, Hegel, Marx, etc. Le programme sur les trois ans, c’est le programme de l’histoire de la philosophie.
Au fond, enseigner la philosophie, c’est enseigner l’histoire des idées philosophiques, c’est-à-dire léguer le patrimoine universel, du moins occidental, de la philosophie.
C’est la conception de la philosophie qu’on trouve dans un roman qui a été trèspopularisé, Le monde de Sophie, de Jostein Gaarder.
C’est un historien des idées qui a essayé de populariser l’histoire de la philosophie en racontant un certain nombre d’histoires les rendant accessibles.
Il y a 400 pages, une centaine de pages de roman et 300 pages d’histoire de la philosophie. C’est un effort intéressant de rendre ces doctrines populaires. C’est le paradigme historique.
Le paradigme doctrinal et leparadigme historique ont en commun de considérer finalement qu’ils enseignent soit des faits soit des vérités.
Vérités dans le caractère doctrinal, ou histoire des idées si on enseigne non seulement les auteurs mais les commentateurs des auteurs.
Même si on est dans l’interprétation, ces doctrines ont existé, elles sont apparues, elles ont émergé historiquement dans un certain ordre chronologique, dans un certain contexte.
J’identifie un troisième paradigme, le paradigme problématique ou réflexif. Enseigner la philosophie, c’est enseigner ou plutôt apprendre à penser par soi-même.
Quel est l’objectif de l’enseignement philosophique ? C’est qu’à l’issue de cet enseignement, les élèves dont on a la charge soient en capacité de penser de la manière la plusautonome possible, qu’ils soient responsables de leur propre pensée.
Ce paradigme s’incarne d’une manière plus particulière dans les trois fondements.
D’une part une liste de notions à étudier : la mort, l’existence, la perception, la justice, la violence, l’Etat, la nature etc., et d’autre part, l’étude des textes des grands auteurs.
Vous voyez que le paradigme de l’histoire des idées n’est pastrès loin puisqu’on s’enracine fondamentalement dans l’histoire des idées.
Ces notions doivent être étudiées en référence à la façon dont elles ont pu émerger dans l’histoire.
Enfin, au niveau de l’élève, ce qu’on lui demande particulièrement, c’est de faire une dissertation, c’est-à-dire un texte écrit, ordonné, avec une introduction posantune problématique qui est souvent la mise en relation d’un certain nombre de notions, à partir d’un problème que l’on va examiner selon plusieurs points de vue. Donc trois éléments : des notions, des textes et la dissertation.
L’ensemble devant être et c’est en ce sens que c’est un paradigme "problématisant", ordonné par rapport à des questions ou des problèmes.
La notion nesera jamais étudiée pour elle-même, le texte ne sera pas étudié dans la perspective d’une histoire des idées, la dissertation n’est pas un pur exercice rhétorique. C’est toujours par rapport à une question que l’on pose, que l’on se pose à propos des notions, à propos des textes et, dans sa dissertation, que l’on va ordonner une réflexion personnelle. C’est bien un paradigme qui est"problématisant".
Une autre variante de ce paradigme "problématisant", je le verrai dans tout le courant qui a été développé par Matthew Lipman, philosophe américain, dans un pays où il n’existe pas de philosophie dans l’enseignement primaire et secondaire mais où la philosophie est une discipline extrêmement pointue dans quelques grandes universités.
Lipman afondé la “ philosophie pour enfants ” à partir d’un certain nombre de romans qu’il a écrit. Sept romans qui vont des enfants de l’âge de 5-6 ans jusqu’à l’âge de 17-18 ans.
Romans où il y a des enfants du même âge que ceux qui les lisent pour qu’ils puissent s’identifier, romans où les enfants s’instituent en communauté de recherche en produisant, en formulant un certain nombre dequestions par rapport aux textes, en votant ensuite sur une des questions pour après l’approfondir.
Dans ces romans, les problèmes philosophiques classiques y sont de manière implicite discutés par les enfants en fonction de leur maturité et de leur âge mais jamais aucun philosophe ne les soutient en tant que tel.
On voit là le paradigme historique a totalement disparu. On est vraiment dans la discussion entreles enfants dans ces romans, les problématiques philosophiques y sont sans qu’elles s’annoncent comme telles dans une perspective culturelle ou d’enseignement.
On a poussé le paradigme "problématisant" jusqu’au bout, on définit essentiellement le philosopher comme une capacité à avoir une pensée rationnelle, critique, créative.
Enfin, je le dois à la Belgique, j’ai identifié unquatrième paradigme, le paradigme praxéologique (praxis en grec, l’action).
Au cours de morale, tout un travail a été fait sur la clarification des valeurs, la hiérarchisation des valeurs, qui a pour objectif, à partir d’un travail sur l’éthique, d’aider l’élève à y voir plus clair sur la façon de bien se conduire dans la vie quotidienne.
C’est pour cela que je parle d’orientationpraxéologique, avec la notion d’engagement qui me semble centrale dans le cours de morale.
Elle permet peut-être de renouer, comme dit Pierre Hadot, avec cette sagesse de l’antiquité : se positionner dans la vie pour poser des actes dans l’urgence de l’action en fonction d’un certain nombre de valeurs auxquelles on tient et qui traduisent un engagement de l’être par rapport à un univers axiologique, à un idéal devaleurs.
Il me semble que cette conception de la philosophie est très importante pour nous, Français. Nous avons perdu cette notion de sagesse, cette notion praxéologique. Pour nous la philosophie, c’est quelque chose qui est purement spéculatif.
On dit penser par soi-même, l’élève en fera ce qu’il voudra.
Cela s’inscrit dans une certaine conception de la laïcité française, avec laséparation de l’église et de l’Etat, l’absence de pacte scolaire.
On est dans un tout autre contexte culturel : le fait d’orienter la réflexion philosophique sur une action très concrète serait considéré peut-être chez nous comme une atteinte à la laïcité, une forme d’endoctrinement, ou d’embrigadement.
Si l’on entend par laïcité cette espèce de neutralité idéologique par rapport aux positions qui pourraient être prises et qui engagent dans l’action, il me semble que cette conception un peu neutre, un peu émasculée de neutralité revient en force à l’heure actuelle, alors que dans la période post soixante-huitarde où beaucoup de professeurs étaient influencés par le marxisme, il y avait cette volonté de ne pas seulement penser le monde, comme dit Marx, mais d’essayer de le transformer.
Il y a actuellement un reflux à ce niveau-là. Le fait pour vous d’insister sur cet aspect-là m’interpelle fortement dans la façon dont je tente avec d’autres de didactiser la philosophie d’une façon nouvelle.
J’ai remarqué qu’inversement, il est important pour vous de connaître cette conception de la philosophie française, puisque l’introduction de la philosophiedans le cours de morale consiste à muscler réflexivement cette orientation vers l’action, vers l’engagement, d’insister sur la nécessité de la réflexivité au cœur même de l’engagement.
J’accorde de plus en plus d’importance à la discussion philosophique. La discussion philosophique, qui est quelque chose de très nouveau en France. Fondamentalement on considére qu’on apprend à philosopher en écoutant le professeur. C’est le modèle de la "magistralité", l’exemple d’une pensée qui pense devant vous et dont l’aspect charismatique vous imprégnerait de sa vivacité de penser. Ou bien on est dans l’étude des grands textes. : ce sont les grands philosophes qui sont des exemples de pensées dont on va s’inspirer.
On est toujours dans le modèle charismatique de l’inspiration par l’esprit, que ce soit le professeur ou les grands auteurs.
On fait soi-même une dissertation et la dissertation est écrite. C’est-à-dire que par rapport à l’écrit, l’oral apparaît d’une insoutenable légèreté parce qu’il ne fait pas trace, parce qu’il ne fait pas rature, parce qu’il ne fait pas texte au sens où la "textualisation" d’une pensée entraîne, comme disent les linguistes , unecohésion, une cohérence, une précision de la pensée.
Or un grand nombre de philosophes n’ont pas écrit. A commencer par Socrate ou Epictète. Il y a d’ailleurs chez Platon une certaine méfiance vis-à-vis de l’écriture. Il y a tout un enseignement oral de Platon, et dans un de ses dialogues il fait une réflexion assez critique de l’écriture, réflexion reprise par JacquesDerrida.
Je veux dire qu’il y a un débat philosophico-philosophique pour savoir si, de l’oralité ou de l’écriture, lequel est le plus puissant.
Dans le modèle français, il existe une oralité mais c’est surtout l’oralité magistrale, c’est-à-dire l’oralité du professeur.
Le professeur, parce qu’il parle ou parce qu’il garantit le commentaire du texte ou l’interprétation du texte, assurela "philosophicité" de ce qui se passe dans la classe de philosophie.
C’est la raison pour laquelle la plupart des philosophes français, dans un certain nombre d’instances officielles, se sont prononcés contre les cafés philosophiques.
La discussion ne serait qu’un échange d’opinions. De l’opinion ne peut sortir la vérité, à cause de la spontanéité de l’oral, de ladifficulté à pouvoir réfléchir quand on est confronté à la présence incarnée de l’autre qui nous somme, dans l’urgence, de répondre, par opposition à (comme dirait Hegel), la « patience du concept », qui suppose la solitude, la tour comme dirait Montaigne, le poele de Descartes, c’est-à-dire finalement une espèce d’isolement, de retrait par rapport au monde pour véritablement, dans le face à face avec soi-même, avoir comme dit Platon, un dialogue intérieur de l’âme avec elle-même.
Deleuze au début de Qu’est-ce que la philosophie ? dit : "Dès que j’entends une discussion, je fuis". Un philosophe fuit quand il s’agit de discussion car il ne s’agit pas de discuter, c’est de la communication et non de la pensée.
C’est un problèmephilosophico-philosophique de savoir si on peut soutenir la thèse suivante : "Peut-on apprendre à philosopher en discutant"? C’est-à-dire dans l’interaction sociale verbale.
Le problème est encore plus complexe lorsqu’il s’agit de discussions philosophiques avec les enfants ou avec les adolescents. Dans toute une tradition philosophique depuis Platon mais surtout avec Descartes, l’enfance c’est le temps de l’erreur, le temps dupréjugé.
Au fond philosopher c’est sortir de l’enfance. L’enfant ne peut pas philosopher puisque précisément, advenir homme, c’est développer sa rationalité.
L’enfant dans la spontanéité, dans l’affectivité, dans l’absence de recul par rapport à ce qu’il est, comment pourrait-il donc philosopher ?
A fortiori comment pourrait-il philosopher en discutant ? Et donc parler de discussionsphilosophiques avec les enfants redouble la difficulté.
La première, c’est de savoir si on peut apprendre à philosopher en discutant et la deuxième, c’est de savoir si les enfants sont capables de philosopher et à fortiori de philosopher en discutant.
C’est là-dessus que portent mes travaux avec d’autres, notamment ceux de Lipman, qui a été le premier dans les années 1970 à le dire. C’est le« postulat de l’éducabilité philosophique », pas seulement du peuple adulte, mais des enfants.
Je reviens du Brésil. J’avoue que j’ai été extrêmement interrogé, interpellé par Walter Kohan, le secrétaire du Conseil International de la Philosophie pour Enfants.
Ce conseil regroupe une trentaine de pays et soutient la thèse suivante : les enfants sont capables non seulement dephilosopher, mais ils peuvent eux-mêmes apporter quelque chose à la philosophie parce que, comme dit Hannah Arendt, venant d’arriver au monde, ils ont un regard neuf.
Hannah Arendt ne dit pas que les enfants peuvent philosopher. Ce qui est intéressant, c’est l’idée que l’enfant, parce qu’il vient d’arriver au monde, a un regard neuf sur le monde qui pourrait apporter quelque chose à la philosophie, si elle est, commele dit Aristote, fille de l’étonnement.
Il donne notamment l’exemple d’un philosophe Walter Benjamin, qui a écrit Une enfance à Berlin.
Lorsqu’enfant, il habitait à Berlin, au début du 20ème siècle, de par sa petite taille, en marchant dans les rues, il voyait à travers le soupirail des gens qui vivaient sous terre.
Ca l’avait vraiment frappé et ça lui a donné un sentiment d’injustice extraordinaire. Les adultes qui étaient plus « grands », métaphoriquement parlant, par la taille, mais on peut aussi penser par la maturité, " ne voyaient rien de ces gens qui vivaient sous terre".
L’idée que les enfants par leur vision du monde pourraient apporter quelque chose à la philosophie me rend perplexe.
Voyez la position de Descartes, qui dit : "Philosopher c’estprécisément sortir de l’enfance, parce que l’enfance c’est le lieu des préjugés, le moment du préjugé".
Walter Kohan est un philosophe argentin, actuellement professeur de philosophie à l’Université de Brasilia, qui réfléchit depuis dix ans à la question.
Il soutient l’idée, à la suite de l’école de Francfort, que l’universalité de la raisonpose question.
Est-ce que cette raison n’est pas très limitée ?
Tout ça entraîne, par rapport à cette vision de l’enfance, un certain nombre d’interrogations importantes.
Je voudrais dire qu’à l’heure actuelle en France, c’est quand même symptomatique, un courant se développe sur la "didactisation" de la philosophie à l’école primaire.
C’est très important, parcequ’actuellement il y a plusieurs centaines d’enseignants qui travaillent là-dessus, une dizaine d’IUFM, (Institut Universitaire de Formation des Maîtres) c’est-à-dire les écoles normales. Ils font de la formation initiale et continue des instituteurs.
J’ai distingué quatre courants.
Le premier est un courant de maîtrise orale de la langue, dans son genre débat.
Une des missions essentielles de l’écoleprimaire chez nous est la maîtrise du langage, parce que c’est par le langage que passe la pensée et aussi la culture.
On sort un peu de ce paradigme que l’écrit est fondamental depuis Gutenberg.
Beaucoup de personnes, qui travaillent sur l’oral et sur l’articulation entre l’oral et l’écrit, souhaitent faire en sorte que l’enfant puisse s’exprimer sur des problèmes essentiels, et pas seulement de ce qu’ils ont fait pendant le week-end.
On ne s’en tiendrait pas simplement à une parole narrative, descriptive mais on créerait un espace de parole pour que l’enfant puisse dire ce qu’il pense sur des problèmes concernant la condition humaine.
C’est intéressant parce que l’enfant a la possibilité de développer d’un même mouvement des capacités linguistiques et langagières, et des capacitésconceptuelles.
Il ya un autre courant, le courant de Jacques Lévine qui à l’heure actuelle en France est le psychanalyste de l’éducation.
Il a fondé, au sein de l’AGSAS, un réseau de coordination et de soutien.
Son association publie régulièrement une brochure qui s’appelle Je est un autre. Il a repris l’expression de Rimbaud.
Son équipe a mis au point un protocole trèsintéressant, surtout fait pour l’école maternelle, mais qui se développe aussi par la suite jusqu’à la fin du collège.
Pendant une dizaine de minutes, des enfants sont amenés à discuter entre eux sur un sujet existentiel qu’ils ont choisi eux-mêmes.
L’enseignant n’intervient absolument pas mais il les filme.
Il y a le schéma analytique et psychanalytique, où le maître est totalementen retrait par rapport à une parole qui est en train de se dire.
Le maître est présent et n’intervient pas.. Par contre il écoute et prend la séance en vidéo pendant dix minutes.
Il y a une seconde phase où on projette aux enfants cette vidéo et où on discute.
Le maître conduit la discussion pour que les enfants réagissent par rapport à la discussion qu’ils viennent d’avoirentre eux.
Jacques Lévine et son équipe ne développent pas à proprement parler ce qu’on peut appeler une « méthodologie de la pensée ». C’est un courant des préalables à la pensée, qui travaille à l’émergence de la pensée, à un langage intérieur.
Il travaille sur l’amont, sur les conditions de possibilités d’apprentissage d’unepensée et ce qui leur semble essentiel, c’est que pour la construction de l’identité de l’enfant en tant que sujet, il faut qu’une prise de parole publique et entre pairs, non normalisée, non soumise au contrôle du maître, puisse se dire. Qu’un enfant s’autorise à.
C’est de l’ordre de l’autorisation, de "l’auteurisation" pour qu’il devienne auteur de sa propre pensée, pour qu’il ait uneoccasion d’avoir une parole publique sur un problème essentiel pour la condition humaine.
L’hypothèse de Jacques Lévine est que cette forme d’expression sur un problème important serait extrêmement structurante pour la construction de l’identité d’un sujet et pour qu’une pensée personnelle responsable, c’est-à-dire qui assume ce qu’elle a dit, qui répond de ce qu’elle dit, puisse se constituer dans laconstruction identitaire du sujet.
Un troisième courant est directement lié à l’éducation à la citoyenneté. L’éducation à la citoyenneté apparaît à l’heure actuelle en France où il y a une montée des incivilités, des violences scolaires extrêmement préoccupante et où, avec l’affaissement du lien social, on constate aussi un affaissement du lienpolitique.
La notion d’appartenance à l’Etat devenant extrêmement floue et le lien social posant problème à cause de la montée de l’individualisme, l’éducation à la civilité et à la citoyenneté est devenue une des priorités du système éducatif français.
Les professeurs de morale se sentent très concernés par la question.
On constate que lesdiscussions philosophiques avec les enfants et surtout avec les adolescents, c’est-à-dire à un moment de recherche d’identité, entraînent de fait une certaine pacification, une certaine écoute mutuelle, un certain respect de l’autre.
Beaucoup de gens qui travaillent à instaurer des structures démocratiques au sein de l’école, je pense aux instituteurs qui s’inspirent de Freinet, de la pédagogieinstitutionnelle, qui ont déjà mis en place sous la forme du conseil coopératif, par exemple, des structures démocratiques de débats dans l’école, sont très motivés pour infléchir des débats à structure démocratique vers un contenu existentiel. J’ai par exemple une thèse en cours qui s’intitule La discussion philosophique comme nouvelle institution dans les pédagogiescoopératives.
Dans le conseil coopératif vous pouvez avoir deux fonctions : une fonction de régulation psycho-socio-affective du groupe, où des conflits peuvent se dire et se réguler par la parole. Deuxièmement, une discussion sur un certain nombre de projets qu’on peut avoir dans l’école pour décider par le vote quel projet l’on va retenir.
Or, les élèves voient bien, d’après lesentretiens qu’on a fait auprès d’eux, la différence entre le conseil coopératif et les discussions philosophiques. Ils disent, par exemple, que dans une discussion philosophique on échange parce qu’on veut aller plus loin, on échange pour réfléchir. Alors que dans le conseil coopératif, « on règle nos problèmes », comme ils disent, ou bien « on vote pour savoir ce qu’on va faire».
Le dernier courant est plus spécifiquement philosophique, souvent porté par des instituteurs qui ont eu une formation philosophique, et qui s’exprime soit par la méthode de Lipman, soit avec d’autres types de supports.
Souvent, ce sont des contes, de la littérature de jeunesse ; ou bien on part simplement des questions des enfants eux-mêmes.
A partir de là, on organise des discussions, mais sans seréclamer forcément de Lipman avec ses romans, les livres du maître et la structuration des discussions en fonction d’un certain nombre de pistes qui sont suggérées dans le livre du maître.
Si vous voulez en savoir plus sur ces quatre courants, un ouvrage que j’ai coordonné L’éveil de la pensée réflexive chez l’enfant est paru chez Hachette. J’y esquisse la problématique dont je viens de vous parler. Ces quatre courants sont illustrés par des praticiens qui disent ce qu’ils font et pourquoi ils le font. J’ai essayé d’illustrer ces quatre courants en France à l’heure actuelle.
Un deuxième ouvrage va paraître au mois de janvier-février au CRDP Languedoc-Roussillon, à Montpellier Discuter philosophiquement à l’école primaire. Pratiques, formations, recherches. On y trouve des exemples deformations dans les écoles normales ou sur le terrain, des exemples de recherches qui sont menées à l’heure actuelle.
Un troisième Nouvelles pratiques philosophiques en classe : enjeux et démarches, publié par le Crdp de Rennes, va rendre compte du premier colloque qui a eu lieu sur la question à l’Inrp.
Mais abordons les questions qui vous préoccupent à partir de cetteintroduction…