Philosopher à l’école primaire
On trouvera ci-dessous un premier point sur une expérience de discussion philosophique menée à l’école élémentaire, au sein d’un réseau d’instituteurs volontaires. Suite aux actions menées, et pour accompagner l’expérience, on mentionnera quelques points de repère, questions soulevées, difficultés rencontrées, et pistes pour la pratique.1
I – POINTS DE REPERE
- Ils sont tirés de nos travaux sur l’élaboration d’une didactique de l’apprentissage du philosopher
2
. Ils s’appuient sur la théorie cognitiviste etconstructiviste de l’apprentissage : l’élève construit son propre savoir avec la médiation du maître. S’agissant d’enfants, on ne peut faire l’impasse sur l’idée de stades de développement de la pensée (Piaget). Celle-ci rentre en conflit avec elle-même en intériorisant des confrontations inter-individuelles (Vigotsky) avec les pairs, le maître, des textes.
En secentrant sur l’élève comme apprenti-philosophe, et ses conflits socio-cognitifs, on développe une logique d’appropriation (et non d’enseignement expositif). - On peut didactiquement définir le philosopher comme " l’articulation, dans l’unité et le mouvement d’une pensée impliquée, sur des questions et des notions essentielles pour l’homme, de processus de problématisation d’affirmations, de conceptualisation de notions, d’argumentation rationnelle de thèses et d’objections ".
Dit plus simplement : l’élève doit prendre au sérieux, c’est-à-dire avoir personnellement envie, de répondre à des questions fondamentales (y-a-t-il quelque chose après la mort ?), les porter existentiellement. C’est le cas des jeunes enfants qui posent spontanément des problèmes métaphysiques. A ces questions il a souvent les réponses données par son entourage, qu’il va falloir interroger, soupeser, mettre en question, problématiser.
D’où la mise en mouvement, la démarche de recherche, la confrontation à des objections, la tentative de prouver ce qu’il avance (argumenter, pour savoir si ce qu’il dit est vrai). Onpense avec le langage, et pour y voir plus clair, il faut savoir ce dont on parle, donc préciser le contenu des mots qui renvoie à des idées (conceptualiser une notion) : par exemple quand on se demande si l’homme est libre, il faut dire ce que l’on entend par liberté.
Donc pour qu’un enfant ou une classe philosophent, il faut qu’ils (se) posent des questions, cherchent à définir le sens des motsgénéraux qu’ils emploient, examinent le fondement des réponses possibles : s’interroger, définir, fonder (problématiser, conceptualiser, argumenter), voilà les processus de pensée à favoriser. - Discuter philosophiquement
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, c’est entrer en interaction verbale avec autrui ou avec un groupe (-classe), dans une attitude ouverte et respectueuse des personnes, pour :
- Chercher sincèrement les enjeux personnels et universels d’une question : pourquoi est-ce important d’y répondre ? Pourquoi est-ce un problème philosophique, c’est-à-dire une question essentielle pour tous les hommesà solutions multiples (pensée divergente), difficile à résoudre ?
- Clarifier le sens des termes employés, pour éviter les malentendus langagiers, parler de la même chose, se donner un objet de travail commun, et approfondir les notions.
- Envisager les différentes solutions, avec les arguments (les " parce que ", les" bonnes raisons " de M. Lipman), et les objections possibles, pour s’en remettre au " meilleur argument " (Habermas).
Il y a là une " éthique communicationnelle " : respect (de la parole) d’autrui, besoin de lui pour sa propre recherche, exigence intellectuelle de processus de pensée rigoureux : dans ce rapport à l’autre, il y a un processus de socialisation (vivreensemble en discutant posément est un acte de civilité), et de socialisation démocratique (apprendre à débattre).
On est en plein dans l’éducation à la citoyenneté : la discussion philosophique, parce qu’elle cherche à trouver ensemble " communauté de recherche " selon Lipman), et non à con-vaincre au sens de vaincre, écarte la tentationsophistique de la démocratie (vouloir simplement amener l’autre sur son point de vue, sans exigence de vérité, comme dans la propagande ou la publicité) ; par ses exigences intellectuelles, elle évite aussi la dérive doxologique de l’agora démocratique (se contenter d’exprimer ce que l’on pense, son opinion, sans chercher à vraiment penser ce que l’on dit).
Tel estl’idéal, l’utopie régulatrice qui doit guider l’enseignant. Peut-être jamais réalisée dans une classe, mais repère pour une pratique. - Philosopher avec des enfants est une idée neuve et dérangeante en France : la philosophie n’apparaît qu’en classe terminale ; ses représentants ont refusé qu’elle commence plus tôt (par manque de maturité psychique desélèves, et de connaissances comme matériau réflexif) ; elle est dispensée sous forme de leçons magistrales, avec des enseignants d’un haut niveau disciplinaire ; elle se méfie de la pédagogie et de toute forme d’animation …
Il faut donc remettre en question sa représentation d’ancien élève de philosophie (des cours, des textes, des dissertations) ; de professeur de philosophie,et peut être de la philosophie !
M. Lipman a ouvert la voie aux Etats-Unis. Il a écrit sept romans de la grande section de maternelle à la terminale, dans lesquels sont mis en scène des enfants qui se posent des questions, de l’âge de ceux qui vont les lire. Le maître lit ou fait lire un passage, demande aux enfants les situations ou les questions qui les ont accrochés, et institue sa classe en "communauté de recherche ", où l’on va collectivement discuter les problèmes soulevés (des livrets d’accompagnement suggèrent des pistes)4
.
Mais on peut s’appuyer aussi sur d’autres ouvrages5
. Ou simplement sur des situations qui se sont produites dans la famille, à l’école, qui ont été vues à la télévision, ou sur les questions posées spontanément par les enfants.
II – CAPACITES A DEVELOPPER, ET DIFFICULTES
D’observations directes, d’enregistrements ou de scripts, il ressort un certain nombre de difficultés rencontrées parles enfants dans une discussion philosophique, d’ordre comportemental et cognitif, variables selon l’âge et les personnalités :
- tel élève peut rêver, se disperser, s’amuser, se battre avec son voisin, quand ce n’est pas toute la classe qui se dissipe ;
- certains élèves sont sur la réserve, ne prennent pas le risque de la parole, de la confrontation au maître ou aux camarades ;
- d’autres élèves sont déstabilisés, parce qu’il ne s’agit pas ici de redire ce que l’on a appris, mais d’émettre une pensée personnelle. Beaucoup cherchent la " bonne " réponse, sur des sujets où il y en a plusieurs ;
- la parole est souvent une impulsion affective, ancrée dans la relation au maître, dans une forte dépendance vis-à-vis du champ ; unquasi-passage à l’acte, sans recul ni contrôle, sans la médiation d’une réflexion ou d’un langage intérieur. La spontanéité affirme massivement. Là où il faudrait faire pause, silence, légèreté, entrer en contact avec soi, l’enfant se projette dans une totale extraversion. Et quand on lui demande une justification (pourquoi tu dis ce que tu dis ?), c’est souvent la panne …
Comment donc pour certains oser participer, et s’impliquer dans le débat ? Comment pour d’autres suspendre leur parole, pour réfléchir avant de dire ? Comment attendre son tour de parole, calmer son impatience, apprendre à différer ?
Et en allant plus loin, comment écouter l’autre, chercher à le comprendre, s’intéresser à d’autres points de vue, se décentrer, avoir besoin del’autre pour trouver ? Comment ne pas se sentir attaqué dans sa personne lorsqu’on reçoit une objection à ses idées, ne pas être agressif en répondant ou en objectant ? Beaucoup d’adultes en sont incapables, notamment parce que l’école ne les y a pas éduqués.
Penser est un travail sur soi, sur sa sensibilité et avec sa raison. Discuter, c’est un travail sur sa relation,sur sa sensibilité et avec sa raison. Discuter, c’est un travail sur sa relation aux autres, une ascèse à la fois affective et intellectuelle, de maîtrise émotionnelle et de clarté cognitive. Discipline du corps, des sentiments, de la parole et de l’entendement : un magnifique apprentissage de régulation psycho et socio-affective, d’éducation à la sensibilité, deconsentement au raisonnable et au rationnel.
III – QUEL ROLE POUR L’ENSEIGNANT ?
L’avantage d’utiliser la méthode Lipman, quand on n’a pas soi-même de formation philosophique6
, c’est qu’elle fournit un support qui amène par lui-même les enfants à réfléchir, propose unedémarche (la discussion en communauté de recherche à partir des questions des enfants), et des livrets d’accompagnement étoffés qui donnent beaucoup de pistes.
Il y a certaines limites : des épisodes pas toujours passionnants pour les enfants ; des propositions d’exercices logiques parfois fastidieux ; et surtout la différence de culture entre les USA et la France : par exemple, dans La découverte deHarry, là où nous attendions le " foulard islamique " pour réfléchir sur la contradiction possible entre les lois de l’Etat et les prescriptions divines, on nous parle d’un élève qui, par conviction familiale, refuse de se lever quand on hisse le matin à l’école le drapeau américain. Il faudrait adapter…
Mais quel que soit le point de départ choisi (ouvrage, situation,événement), l’enseignant peut se situer à partir de deux pôles, ou déplacer le curseur, par exemple dans une progression annuelle ou d’une année sur l’autre (de l’entretien à la discussion) :
- L’entretien philosophique de groupe, où il pose des questions, donne la parole, synthétise. La communication passe essentiellement par lui, sans beaucoup d’interactivité entreélèves.
- La discussion philosophique au sein du groupe-classe, où il cherche systématiquement à mettre les élèves en relation, pour qu’ils confrontent directement leurs points de vue : il met en évidence les positions différentes, les arguments contradictoires, et demande aux élèves de réagir entre eux. S’il distribue la parole, cette tâche peutêtre confiée à un élève président de séance.
Quelques problèmes rencontrés :
- questions matérielles :
- La salle : la structure frontale ne favorise pas le débat. Les bureaux peuvent gêner. Changer de salle avec le changement d’activité peut être bénéfique : une salle vide où l’on met des bancs en carré fournit une structure adaptée à l’échange.
- Le nombre d’élèves : il est souhaitable pour accroître la participation et les interactions d’avoir un groupe peu nombreux (10 à 15) : un dédoublement peut-être souhaitable, dans le cadre de l’équipe d’encadrement (en séparant par la même occasion lesenfants en conflit).
- L’horaire : la durée des séances ne doit pas être longue, et tenir compte de l’âge des enfants (De 10′en maternelle à ¾ d’heure en CM2). Pour qu’il y ait maturation et véritable apprentissage, une fréquence régulière est requise (toutes les semaines ou les quinze jours ) : il s’agit d’une activité prévue, queles enfants retrouvent avec plaisir (nous proposons de ne pas noter cette tâche).
- La gestion de la communication.
Quand on a beaucoup de mains levées et des gosses impatients de parler, presque debout, que faire ? A qui donner la parole et dans quel ordre ? Comment gérer la frustration de ceux qui ne l’ont pas immédiatement (protestations, agitation corporelle, excitation avec levoisin …) ? Et ceux qui ne demandent pas, et restent silencieux ?
Pour réguler la parole dans un groupe, il faut une autorité (l’enseignant, ou un président de séance), et des règles explicites -co-élaborées si possible-, équitables (sinon il y a sentiment d’injustice), rappelées, et à respecter. Gérer un trop plein de paroles est stressant, demande reflexion, exige desprocédures.
Par exemple : lever la main pour parler. Attendre qu’on vous la donne pour la prendre. Ne pas en abuser. Ne pas couper celui qui parle et l’écouter. Donner la priorité dans l’ordre d’inscription à ceux qui ne se sont pas encore exprimés.
Et encore : demander ce qu’ils pensent à ceux qui n’ont pas demandé à parler. Faire des (bouts de) tours de table si lesélèves sont peu nombreux. Rappeler l’ordre d’inscription pour que les élèves sachent qu’ils ont été vus etc.
Savoir gérer la parole dans un groupe s’apprend (règles de fonctionnement, processus de régulation socio-affective). Participer à un groupe de parole de même. Nous sommes ici au cœur du vivre ensemble et du débat démocratique.
Les instituteurs quimettent en œuvre la pédagogie institutionnelle, ou le conseil coopératif type Freinet, ont la pratique de la discussion démocratique dans le cadre scolaire. Mais les débats portent essentiellement sur le fonctionnement de la classe. Il faudrait s’appuyer sur ce savoir-faire procédural et processuel pour aborder des problèmes de fond : on articulerait ainsi une pratique philosophique surune pratique démocratique. - Les exigences intellectuelles.
On pourrait se contenter de donner la parole. Il suffit qu’il y ait suffisamment de demandes, que les tours soit ordonnés, et ça parle. Un groupe vivant en somme, où l’on " s’exprime ".
Mais un entretien ou une discussion philosophiques ne sont pas seulement un exercice de langage, d’expression orale. On peut échangerdémocratiquement des préjugés. Il ne faut pas dire n’importe quoi. C’est un apprentissage de la pensée, avec des exigences sur le contenu du discours. L’exigence langagière du français est ici tirée vers l’exigence conceptuelle de la philosophie . " Grandir, qu’est ce que ça veut dire ? " (définir). " Tu dis que c’est pas vrai, explique nous ". " Un tel adit cela : qu’est-ce que tu lui réponds ? " (argumenter).
Il faut aider chaque enfant à penser par lui-même, construire sa réflexion, par l’interaction avec le maître ou les camarades. Et veiller en même temps à une progression collective des échanges. - L’animation sur le fond.
D’où la vigilance sur trois repères : travailler le questionnement, définir les notions, fonder les affirmations, pour construire le sens philosophique de l’échange. D’où la mise en lien du matériau produit, par les reprises du maître : rapport des interventions avec le sujet, pour ne pas s’égarer hors de l’objet de pensée travaillé ; et recentrage s’il le faut. Rapport des interventions entre elles (ce qui implique de lesmémoriser), pour bâtir de la cohérence : pointer les éléments de définition, les enjeux de questionnement, les thèses en présence et leurs conséquences, les arguments donnés, leur caractère complémentaire ou contradictoire, les différents registres ou niveaux auxquels est abordée la question …
C’est le rôle des reformulations, que de dire plus fort cequi n’a pas été entendu par tous (exigence technique de la communication) ; de clarifier ce qui vient d’être dit (fonction explicitante) ; de monter d’un cran -mais pas trop- dans l’abstraction ; de ne prendre dans l’intervention que ce qui a trait au sujet. Et c’est productif de faire rebondir le questionnement après certaines interventions, pour approfondir, préciser, déplacer, objecter…
IV -QUELQUES PISTES CONCRETES
1°) Qui choisit le sujet ?
Lipman propose, pour des raisons de motivation, que ce soit les enfants, à partir des romans. Il peut y avoir plusieurs thèmes avancés. On peut trancher par le vote, éventuellement précédé d’un petit débat, sur l’intérêt de telle ou telle question. Mais l’instituteur peut décider, ou proposer lui-même, en fonction de sesobjectifs, des évènements de la classe, de l’actualité. Chaque procédure produit des effets différents, qu’il faut évaluer selon le contexte afin d’anticiper, et de choisir.
2°) Quel type de sujet ?
a) Ce peut être une notion.
La discussion s’oriente dès le départ vers une définition (ex : qu’est-ce qu’une grande personne ?). Il est alors intéressant de travailler des distinctions conceptuelles (ex : une personne grande, une grande personne), car elles permettent par différenciation, opposition, de mieux délimiter la notion, et d’articuler des questions sur la notion (ex / à partir de quand est-on une grande personne, et pourquoi ?).
Exemples de sujets (Il faudra peu à peu dresser pragmatiquement une liste de thèmes à la fois motivants et accessibles selon l’âge) : avoirpeur/avoir honte/être en colère /être jaloux /se moquer/s’ennuyer (phénoménologie des sentiments) ; ou penser/partir/bien vivre/être heureux …
b) Ce peut être une distinction notionnelle (ex : être ami-être copain) :
il s’agira de cerner des ressemblances et des différences, pour gagner en précision. " C’est pareil ou c’est pas pareil ? – Un animal on l’aime avec lecœur, une fraise on l’aime avec le goût ".
Exemples : dormir – être éveillé ; être beau – laid ; être intelligent – bête ; être malade – en bonne santé ; aimer une omelette – aimer son chien ; être gentil – méchant ; être heureux – malheureux ; être juste – injuste ; jouer – travailler ; Dieu – le père Noël etc.
Ces deux premiers types de sujet mettent l’accentsur la conceptualisation, processus de pensée exigeant, et qui demande chez le maître de la rigueur (d’où la forme de l’entretien, souvent nécessaire pour progresser).
c) Ou ce peut être une question (Peut-on savoir ce qu’il y a après la mort ?).
La formulation de la question est essentielle, car c’est en fonction d’elle que s’oriente le débat et les réponses.
Les questions dont onanticipe un oui (Y a -t-il une différence entre un homme et un robot ?), ou un non (Est-ce que tout le monde est pareil ? Fille et garçon, c’est la même chose ?) obligeront l’enseignant à se faire l’avocat du diable, et à intervenir sur le fond pour faire contrepoids à l’avis du groupe. Celles où l’on pense que les avis seront partagés (Est ce que Dieu -ou le diable- existe ? Etes-vous pressés d’être grands ?) amèneront une argumentation contradictoire entre élèves eux-mêmes : l’enseignant peut se contenter de reformuler les positions (passage de l’entretien à la discussion).
Certaines formulations appellent une réflexion commune qui ajoutera des briques (Quelle(s) ressemblance(s) et différences entre un adulte et un enfant ; un animal et un homme ; un français et un chinois ; une poupée et nous ?) D’autres appellent à une pensée dialectique et complexe (quand on grandit, on change ou on reste le même ?)
Il faut choisir des questions philosophiques, c’est-à-dire non susceptibles :
d’une seule solution (la " bonne ") ; d’une réponse factuelle, de connaissance (Qu’est ce qu’un conseil municipal ?) ; technique (Comment fabrique-t-on un cerf-volant ?) ou scientifique (Comment poussent les plantes ?).
Mais au contraire des interrogations métaphysiques (sur la liberté, la vérité, Dieu, la vie, la mort, l’amour …), ontologiques, existentielles (Est-ce que j’existe ? Qui sommes-nous ?), éthiques (A t-on le droit de tout faire ?), esthétique (Qu’est ce que le beau ?), épistémologique (C’est quoi le dernier nombre ?) ; donc difficiles à résoudre et susceptibles de plusieurs réponses également fondées.
Il est utile de distinguer les séquences ou moments à dominante conceptualisante (essayer de définir, travailler une distinction), ou argumentative (opposition de thèses à propos d’une question posée). Le plus difficile reste cependant d’amener les élèves à questionner la question (séquence problématisante). Ex : quand je demande si les animaux pensent, qu’est-ce que jedemande ? Qui pose cette question ? Un animal pourrait-il la poser ? etc.
3°) Définir une notion.
Au sens du français, c’est définir l’usage (ou les usages) d’un mot dans la langue (cf. dictionnaire), ou son emploi dans un contexte (oral ou écrit). Une définition nominale permet d’approcher le sens d’un mot par d’autres mots. Mais il peut y avoir un aspect circulaire non porteur d’un gain conceptuel.Dire que " grandir, c’est devenir plus grand " (Robert) me renvoie à : qu’est ce qu’être grand ? Je ne suis guère avancé.
Il faut donc, dans une définition conceptuelle, éviter de mettre dans le définissant le défini (le même mot ou un mot de la même famille). C’est ce que font beaucoup d’enfants " aimer, ça veut dire qu’on aime beaucoup ".D’où l’intérêt de diversifier les définitions.
De plus les élèves répondent souvent à une demande de définition par des exemples : aimer, c’est quand on aime sa mère/son papa/son amoureux etc. Normal, l’enfant aborde une notion à partir de son expérience. Il ne peut parler que de ce qu’il connaît, et penser qu’en réfléchissant son univers, enconstruisant la/sa réalité.
Grandir c’est " si on boit du lait/on mange de la soupe/du poulet etc. La représentation est physique, quantitative, ce qui vient en premier c’est la nourriture (enjeu affectif dans l’injonction familiale) ; il y a mise en évidence d’un lien : " si on mange des épinards, ben (= alors ?) ça fait grandir " ; causalité ( ?), ou à tout le moins chronologie (" c’estquand on est petit, on mange beaucoup, et après, on grandit ")7
.
Partir d’exemples est donc important. Et s’il y en a beaucoup, c’est que chaque enfant qui intervient a trouvé le biais pour entrer dans la dynamique d’une association d’idée avec la notion. Il ne faut donc pas hésiter àen demander ( ex : qu’est ce qu’on aime avec le goût et qu’est ce qu’on aime avec le cœur ? Avez-vous joué à être quelqu’un d’autre ?).
Par ailleurs la pensée inductive a besoin d’exemples pour généraliser, abstraire à partir des points communs, nommer les ressemblances qui permettent de penser les prédicats d’un concept, et à partir d’autres exemples d’identifier lesdifférences, qui aident à préciser les attributs spécifiques. D’où l’intérêt de demander aux enfants ce que les exemples donnés ont en commun (" Aimer son papa, sa maman, son amoureux, son chien, c’est aimer avec le cœur ", c’est-à-dire éprouver un sentiment), et en quoi ils différent8
.
Un exemple raconte (" ma mamie elle a été très très malade et elle est morte "), décrit les circonstances (" La mort c’est quand on a des maladies/des fois tu as des accidents/quand on meurt on est plein de sang "), concrétise, illustre, mais ne fait jamais définition. Comparez " un cauchemar, c’est quand je tombe de monlit la nuit, et quand je m’éveille, je suis dans mon lit ", et : " un cauchemar, c’est un rêve qui fait peur " (genre prochain et différence spécifique). Ou " croire, c’est quand on croit au père-Noël " et " croire c’est quand on sait un peu mais pas beaucoup " (CP) . Il faut donc encourager à dépasser l’exemple : " Pourquoi tu donnes cet exemple ? Qu’est ce que tu veux dire parlà ? ".
4°) Argumenter une thèse.
De la même façon, un exemple n’est jamais un argument, parce qu’on pourrait trouver un exemple qui va dans un sens contraire. C’est la limite de la pensée inductive, qui généralise à partir de cas particuliers, et ne peut donc prétendre à l’universel (ex : on croyait tous les cygnes blancs jusqu’à ce que l’on découvre le cygne noir d’Australie).
C’est cette pensée pseudo-évidente, parce qu’elle s’enracine dans la prégnance de l’expérience des faits (puisque que je l’ai vu ou vécu !) ou des discours (puisque mon père me l’a dit ou je l’ai lu !) qui est souvent à l’origine des préjugés (ex : tous les arabes sont des voleurs).
Des élèves de maternelle répondent à la question " Est-cequ’on a le droit de tout faire ? " : " Non, parce qu’on a pas le droit de foncer sur les murs/de se bagarrer et crier/ de dire des gros mots/de dire c’est moi qui décide, c’est pas toi la maîtresse/de se lever et de sortir les crayons… "
Ils entendent " Qu’est-ce qu’on n’a pas le droit de faire ? ", et énumèrent des exemples d’interdits (comme du défendu qui s’impose en fait)au lieu de réfléchir sur l’interdit (comme obligation en droit, dans sa dimension éthique).
Il faut donc les amener à dépasser l’exemple pour donner des raisons. C’est le pourquoi qui peut amener des parce que : " Et pourquoi on n’a pas le droit ? – On a pas le droit de casser les jeux parce qu’on aura plus de jouets, on pourra plus jouer – de foncer sur lesvélos parce qu’il seront cassés et Robert devra les réparer et il sera fatigué ". Même si on ne sort pas ici de l’exemple au départ (pour discuter sur le fondement de la règle)9
, on commence à " raisonner " sur lui.
Par opposition le contre-exemple vautargument puisqu’il détruit la prétention universelle d’une affirmation : " -Y’a pas d’oiseaux qui se mangent, par contre l’omelette ça se mange ! – Si on peut manger des pigeons " (CP). Ou : " un chien c’est un animal, on ne peut pas le manger – Si, en Chine, il mange les chiens ! ".
L’instituteur peut donc demander des contre exemples, où en amener : " On peut être mort quand on se casse un bras ouune jambe – Mais tu as un camarade qui s’est cassé le bras, est-ce qu’il est mort ? ".
Plus généralement, la dynamique d’une discussion, c’est la contradiction : " Les poupées ne grandissent pas, elles n’existent pas – Pourtant elles existent puisque je les vois, je les touche (Enseignante) ". " C’est quoi une image dans ta tête ? – c’est pour de vrai ! – Non c’est pas pareil, imaginer et être (Elève deCE1) ". Il faut donc solliciter les élèves : " Est-ce que vous êtes d’accord avec ce qui vient d’être dit ? ".
CONCLUSION
Il y a donc des attitudes clefs pour animer sur le fond une réflexion philosophique : questionner sur le sens d’un terme, d’une question ; demander d’identifier les ressemblances et des différences, de préciser les distinctions entre notions ; interroger une affirmation,exiger des raisons, solliciter des objections…
Certaines phrases sont utiles à cet effet, parce qu’elles induisent de tels processus de pensée : x (ce mot, cette expression, cette affirmation, cette question), qu’est ce qu’il veut dire ? y et z (ex : ami et copain), c’est pareil ou c’est pas pareil ? Qu’est ce qu’il y a de commun aux exemples qui viennent d’être donnés ? Quelle différence entre cet exemple et celui-là ? Etsi je/on te dit ça (objection), qu’est ce qui tu (me) réponds ? Pourquoi tu dis cela ? Tu as dis non, explique moi/nous. Donne des raisons. Tout le monde est d’accord avec ce qui vient d’être dit ? Qui pense le contraire ? autrement ? etc. Avec comme repères dans la tête : interroger ; rapprocher/distinguer ; définir ; prouver/objecter, on peut trouver les formes linguistiques adéquates pour amorcer la réflexion. Onpeut aussi demander à la fin : " Qu’est ce qu’on peut conclure de ce débat ? " Ou : " La réponse à la question (la rappeler) ce pourrait être … ? (ex : " on peut se déguiser en une autre personne mais on peut pas être une autre personne ").
Il peut être intéressant, pour faire émerger les représentations des élèves, de prendre comme thème à unmoment : " discuter ", " discuter et se disputer ", ou " discuter en classe, discuter à la télé ", et d’amener la discussion sur ce qui entrave ou facilite le débat, dans les attitudes comportementales et cognitives.
Et surtout de faire suivre certains débats d’une phase métacognitive de réflexion sur le débat lui-même, tant sur la forme (les règlesprocédurales de fonctionnement, les processus de régulation socio-affective : attitudes, conflits …) que sur le fond : " Qu’est ce qui nous a fait réfléchir dans ce débat ? ". L’intérêt de ce moment est de favoriser les prises de conscience des obstacles, d’instaurer une " culture de discussion ", de construire collectivement la notion et la pratique d’une " communauté derecherche ", de nommer les processus de pensée : dire le sens-définir/questionner-mettre en question/donner des raisons-argumenter-dire son désaccord/fonder sa position. Les élèves peuvent ainsi affiner leur représentation de la discussion philosophique, de son objectif (chercher la vérité, penser par soi-même), de sa méthode (se confronter intellectuellement avec les autres), deses exigences cognitives et éthiques. Et cette réflexion sur ce que c’est que réfléchir est éminemment philosophique.
Si nous n’osons pas faire penser les enfants, c’est peut-être parce que nous ne les en croyons pas capables. Il nous faut postuler pour eux " l’éducabilité philosophique ". Car ils se posent et nous posent les questions essentielles. Cette demande, si nous la prenons au sérieux, peutêtre le tremplin d’un véritable apprentissage de la pensée réflexive chez l’enfant, avec ses conséquences cognitives et citoyennes. Aux éducateurs d’assumer cette responsabilité, d’en faire un de leurs objectifs, et de s’en donner les moyens.
N.B. : pour rejoindre le réseau, contacter Michel TOZZI, 2 rue de Navarre 11100 Narbonne, fax :0468653436.
Michel Tozzi
Université PaulValéry
Montpellier III
Notes
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1 – Je voudrais vivement remercier les instituteurs qui ont travaillé avec moi. En particulier A. Lalanne, A. Delsol (CP – CE1), O. Sotinel et S. Blaise (grande section de maternelle), d’où proviennent nombre des exemples cités.
2 – Pour une approche très pratique, Penser par soi-même. Initiation à la philosophie, Chronique sociale, 1994. Sur l’ensembledes acquis, note de synthèse des travaux pour l’habilitation à diriger des recherches, Lyon II, nov. 1998 (disponible auprès de M. Tozzi, 50 francs). Pour une approche plus théorique : " Peut-on didactiser l’enseignement philosophique ? ", L’Enseignement philosophique, nov-déc. 1995.
4 – On peut se procurer Elfie (Maternelle-CP.), Kio et Augustine (CP.-CE1), Pixie (CE2-CM1), La découverte de Harry(CM2-6ème) à la librairie du Québec, 30, rue G. Lussac, 75005, Paris (Tél. 01.43.54.49.02).
- Sur la méthode : Laurendeau P., Des enfants qui philosophent, Les Editions Logiques, Montréal, Canada.
5 – Ex : Desplechin M., Et Dieu dans tout ça ?, Ecole des loisirs ;ou Comte-Sponville A., Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?, Edit. Thierry Magnier, 1998 etc.
6 – Pourquoi ne pas introduire dans les IUFM des modules sur " le débat démocratique en classe ", avec option sur " le débat philosophique en classe ", parexemple dans le cadre de l’éducation à la citoyenneté ?
7 – Il est difficile d’inférer de simples formes linguistiques (actes de langage observables), les processus de pensée de la boîte noire du cerveau. Mais la verbalisation, tout en révélant un usageanthropomorphique et égocentrique chez l’enfant, peut permettre un dépassement progressif : le " si " marque un lien logique, nomme une condition, le " on " facilite la généralisation, qui abstrait une proposition de la singularité empirique et contextuelle.
8 – C’est la méthode d’ " induction guidée par contrastes " de B.M. Barth, avec les exemples " oui " (qui contiennent l’attribut du concept) et les exemples " non "
9 – N’oublions pas que les enfants en sont ici à un stade de développement moralhétéronome (cf. Piaget) : " On n’a pas le droit de dire des gros mots – Pourquoi ? – Parce que sinon la maîtresse elle nous punit. "