Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

La description : quelle place en cours de philo ?

EN PHILOSOPHIE , DOIT-ON ECRIRE SANS DECRIRE ?

La " commande didactique ", en classe de philosophie, ne semble guère à première vue laisser de place à la description, notamment dans la dissertation, forme canonique en France de l’apprentissage de la pensée.
Nous avons dans nos travaux défini la matrice du philosopher comme " l’articulation étroite, sur un problème essentiel pour tout homme, … et dans le mouvement et l’unité d’une pensée impliquée, de processus de problématisation d’affirmations, de conceptualisation de notions, et d’argumentation de thèses et d’objections "Note1.
On conviendra aisément que décrire ne consiste ni à interroger ni à raisonner. Quantà la conceptualisation, elle convoque la pensée abstraite, alors que la description apparaît comme une verbalisation d’informations ou de perceptions -réelles ou fictives- d’ordre sensoriel, sensible, spatio-temporel, concret.

DECRIRE SANS CONCEVOIR

Et de fait la Logique de Port Royal (2ème partie, chap. XVI), distingue soigneusement la définition, qui vise l’exactitude et l’essence des choses, de ladescription, " qui donne quelque connaissance d’une chose par les accidents qui lui sont propres, et qui la détermine assez pour en donner quelque idée qui la discerne des autres ".
" L’horloge est l’objet que voici, sur le mur entre deux fenêtres ". L’approximation suffit pour reconnaître. Mais non pour connaître, car elle porte sur les accidents, qui peuvent disparaître sans destruction du sujet (ex :la jeunesse pour l’homme), et non sur les attributs, qui seuls délimitent le caractère essentiel de sa substance (ex : la pensée). Nominale et non conceptuelle, elle n’a donc de valeur ni logique ni ontologique (car elle s’en tient à la représentation, l’apparence phénoménale, et non à l’essence de la " chose en soi "( Kant).
Le célèbre passage du morceau de cire de Descartes montre bien enquoi la description sensible de l’objet râte ce qui perdure au-delà de ses variations sensorielles. La description est condamnée par une certaine théorie de la connaissance : si les sens ou l’imagination décrivent, seul l’entendement connaît, parce que seul il conçoit.

DECRIRE POUR CONNAITRE :

Husserl va au contraire accorder un crédit philosophique à la description. La phénoménologiedoit être une " psychologie descriptive ". " J’essaie … de montrer, de décrire ce que je vois " (Krisis I par 7). Il s’agit d’une " description directe de notre expérience telle qu’elle est, " non " d’expliquer ni d’analyser ". " Le réel est à décrire, et non pas à construire ou constituer ", car la perception n’est pas de " l’ordre du jugement, des actes ou de laprédication Note2 ".
Valorisation de la description parce que le phénomène ne renvoie pas à un être caché derrière. L’existant est " la série des apparitions qui le manifestentNote3 ". La description vise à ramener (réduire) la chose vers ce qui la constitue comme chose, dans sa manifestation. On vise les essences, mais replacées dans leur existence même.
Sartre multipliera de son côté les descriptions pour rendre compte de l’existentiel, qui ne peut précisément se concevoir puisque " l’existence précède l’essence ". La descriptionpermet ainsi la connaissance de ce que la raison impuissante ne peut atteindre.
Dans la description par exemple du garçon de café, c’est le texte qui nous fait découvrir, moins pédagogiquement que par sa précision concrète même, qu’il s’agit d’un personnage façonné par l’habit d’une fonction qui structure sa relation à autrui, et qui met librement, dans une telle situation, du jeu entre lui etlui-même, entre lui et les autres.

UN STATUT AMBIGU.

La description apparaît donc comme une figure ambiguë en philosophie. Pour les uns, " définition " approximative des objets de pensée, approche trompeuse issue de la " connaissance " sensible du réel, ou des faux-semblants de l’imagination fictionnelle (raison pour laquelle Platon condamnait la poésie). Et pour les autres méthodeinstructive, parce qu’elle exprime la manifestation des choses, l’existentialité des conduites humaines, l’indicible de la raison, l’universalité au sein de la singularité spatio-temporelle.
Quelles conséquences en tirer pour une didactisation de l’apprentissage du philosopher ?
Si l’on veut entraîner les élèves à l’abstraction de la pensée, l’effort de conceptualisation doit viser des tentatives de définitions rigoureuses. Il vaut mieux définir l’homme comme un " animal raisonnable ", par la recherche du genre, de la différence spécifique, de l’attribut, que comme un " bipède sans plume ni poil ", formule certes pittoresque, qui permet de reconnaître qui c’est, mais non de connaître ce qu’il est vraiment.
Par ailleurs d’un point de vue argumentatif, où la raison philosophique doit viser l’universalité de son propos, on ne peut apporter de preuve par la description d’un exemple concret, qui reste toujours singulier, et sera contredit par un autre exemple (seul le contre-exemple peut débouter une généralisation abusive).
Nous voyons cependant deux cas où la description peut s’avérer utile dans une dissertation :

  1. quand elle permet (non de prouver mais) d’illustrer uneidée, de l’exemplifier. Elle la concrétise, fait le pont entre la pensée et le réel, montre le caractère opératoire du concept pour expliquer le monde. Elle a par là même une valeur pédagogique.
    C’est dans l’histoire de la culture la fonction de l’allégorie, que de faire correspondre terme à terme dans un texte des éléments descriptifs (ou narratifs) aux diversdétails de l’idée que l’on veut exprimer. Platon a donné l’exemple dans la première partie du mythe de la caverne, où il précise avec minutie la place du feu, de l’entrée de la grotte, des prisonniers et de la position de leur tête, des objets portés par les hommes, des ombres etc. : c’est parce qu’il aura soigneusement planté le décor qu’on pourra comprendre, par ledéveloppement analogique de la phase explicative, ce qu’il veut philosophiquement nous dire.
  2. mais au-delà de cet intérêt de communication, la description peut avoir un aspect heuristique pour la pensée : fécondité du rapport entre l’abstrait et le concret dans l’analogie, expressivité de la métaphore ou du symbole. Dans la description d’une attitude d’attente ou d’ennui dans undevoir sur le temps, d’un sentiment de jalousie à propos de l’amour, l’élève peut se donner le matériau d’analyse adéquat, parce qu’il cherche, comme la phénoménologie, mais à son niveau, l’essence du vécu au plus près du vécu lui-même…

Michel Tozzi Maître de Conférences Université de Montpellier III


Notes
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1 – Voir par exemple " Contribution à l’élaboration d’une didactique de l’apprentissage du philosopher ", Revue Française dePédagogie n°103, INRP, 1993. Ou Penser par soi-même, chronique sociale, Lyon et Bruxelles, 1994.

2 – Merleau-Ponty, Avant propos de La Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945.

3 – Sartre J.P., Première phrase de L’Etre et le néant.

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