Didactique et Politique
UNE PROBLEMATIQUE A NOUER ENTRE ACTEURS
Un des enjeux actuels entre formateurs et entre chercheurs, c’est la distinction des mots " didactique et pédagogie ", et la question de leur articulation. Or l’association " didactique et politique " est totalement absente de ce débat : ce qui appelle d’une part l’interprétation de cette béance (un refoulé symptômatique ?), d’autre part le chantier de sa…
problématisation.
Le fait que cette demande réflexive émane du lycée de SAINT-NAZAIRE interroge, dans la mesure où son projet est politique ( cogestion du pouvoir au niveau de l’établissement, co-définition du contenu des ateliers…), et non didactique ( recomposition des champs disciplinaires autour de trois axes, travail interdisciplinaire des ateliers…). Le fait qu’elle soit adressée à un didacticienaussi.
La logique confrontée des acteurs ouvre donc une double problématique :
- en quoi un projet politique et interdisciplinaire peut-il être interpellé par des didactiques disciplinaires ?
- en quoi celles-ci peuvent-elles être questionnées par les présupposés et conséquences politiques de leurs travaux ?
Il y a actuellement consensus relatif pour affirmer que ladidactique s’intéresse au processus enseignement-apprentissage sous l’angle des contenus ( c’est pourquoi l’on parle de didactique disciplinaire). La réflexion porte sur l’appropriation d’un savoir précis par un sujet apprenant, et sur les conditions de facilitation de ce processus par l’enseignant. Les modèles didactiques d’enseignement s’originent d’une part dans le statutépistémologique de la connaissance à enseigner, d’autre part dans l’éclairage sur la psychologie de l’apprentissage des élèves.
Sont de ce fait clarifiés et articulés :
- les processus d’élaboration des contenus : sur fond d’histoire d’enseignement de la discipline, la transposition didactique des savoirs savants et des pratiques sociales deréférence, la matrice disciplinaire organisatrice de cet enseignement, les savoirs procéduraux et la trame conceptuelle de ses notions-clefs, leur registre de formulation à un niveau donné du curriculum etc.
- les statégies d’appropriation des apprenants : à travers leurs représentations des notions, buts et tâches, leurs restructurations cognitives, leurs modesdifférenciés de fonctionnement intellectuel etc.
- la construction de situations didactiques : sur fond de contrat ou coutume, sont mis en oeuvre des conflits socio-cognitifs sur les représentations émergées, des situations-problèmes à partir d’obstacles repérés devenant des objectifs à franchir etc.
LA DIDACTIQUE INTERPELLEE PAR LE POLITIQUE
Cetteconception centrée sur un sujet épistémique (= celui qui apprend un savoir, le sujet de la connaissance), dont on voit tout l’intérêt pour le processus enseignement-apprentissage, peut être enrichie, pour éviter une approche réductrice, trop générale, par la prise en compte de déterminants fantasmatiques (désir de savoir et peur d’apprendre), ou socio-culturels du rapport ausavoir, ou par l’intégration des stratégies individuelles d’apprentissage. Elle risque cependant, par sa logique épistémique,de négliger certaines dimensions de l’acte éducatif :
- La globalité de l’acte d’apprendre, dans sa spécificité humaine et humanisante, en amont et au delà de tout contenu particulier.
- Les capacités transversales, et pas seulement lescompétences liées à un contenu, à développer interdisciplinairement ; et plus généralement la nécessité d’équipes pédagogiques inter voire trans-displinaires.
- La prise en compte de la personne totale, et pas seulement d’un apprenant, lui-même coupé en tranches (de mathématique, d’histoire etc.) ; et plus largement l’intérêt d’équipeséducatives.
- L’aspect affectif de la relation pédagogique entre le maître et l’élève, et pas seulement la relation de l’élève au savoir.
- La prégnance psycho-sociologique (et pas seulement psycho-cognitive) du rapport au groupe classe.
- Enfin pour ce qui nous concerne dans cet article, la dimension politique de l’acte éducatif.
LA MECONNAISSANCE DIDACTIQUE DUPOLITIQUE
Les didactiques, par leur orientation scientifique ou techniciste, font rarement explicitement référence aux finalités éducatives poursuivies, ou les réduisent, comme l’indiquent les points ci-dessus. Or c’est bien de ce lieu que se posent les questions de fond, philosophiques, éthiques, politiques (et pas seulement épistémologiques).
1) Apprendre tel contenu soit,mais pourquoi ? Or il y a dans toute didactisation de contenu des choix mettant en jeu des valeurs ( processus d’axiologisation ) : quels contenus enseigner ? Avec quels objectifs ? A quel niveau ? Sous quelle forme ? Evalué comment ?
L’institution tranche pour les programmes et les modalités d’examen (didactisation institutionnelle). Les inspecteurs conseillent et jugent (didactisation prescriptive ).Les enseignants interprètent dans l’application (didactique praticienne ). Les formateurs proposent …
Soit le didactitien se veut chercheur scientifique, qui étudie dans un système scolaire donné la transposition didactique d’un savoir savant, ou le passage constaté d’un paradigme organisateur de la discipline à un autre. Et cette étude descriptive, voire explicative, appuyée sur l’histoire, voire la sociologie,n’intègre les finalités des acteurs que comme variables d’un compromis historique. Mais elles ne sont alors ni interrogées, ni " habitées ".
Soit il recherche (didactique praxéologique ) comment ( et non pourquoi ) mieux enseigner / apprendre telle notion à tel niveau, mieux préparer telle épreuve (ex : la dissertation philosophique étant donné ce qu’elleest ). Il s’agit alors d’améliorer l’existant dans un cadre institutionnel non remis en question. Notons par exemple que les didacticiens, définissant leur identité professionnelle à partir d’une discipline déterminée, et travaillant à l’intérieur et de l’intérieur de cette discipline, ne proposent guère de recomposition des champs disciplinaires par exemple. Il en résulte une attitude qui peutrendre un peu moins invivable des programmes trop lourds ou des épreuves inadaptées, mais qui politiquement ne fait qu’aménager le statu-quo. On touche aux exercices et non pas au système.
Un pas supplémentaire peut être franchi lorsque le didacticien fait des propositions en amont : changement de programme, par exemple concepts-noyaux en petit nombre structurant de manière opératoire la discipline, au lieu d’unelongue liste de savoirs déclaratifs à mémoriser , évaluation ciblée sur des apprentissages précis etc. C’est plus satisfaisant du point de vue d’une épistémologie scolaire. Il peut aussi proposer des situations didactiques prenant mieux en compte la démarche des apprenants. Et espérer ainsi qu’un changement des pratiques disciplinaires accroîtra l’efficacitédes apprentissages, et donc la chance de réussite scolaire.
Il resterait à évaluer la portée politique de ce réformisme didactique, et de cet "effet épistémique " sur le système éducatif. Dans quelle mesure peut-il contribuer par exemple à la démocratisation ? Car on peut avoir appris mieux et plus de choses, et en même temps être mis en échec parle simple jeu de la concurrence et des mécanismes de sélection.
2) Par ailleurs, il ne s’agit pas seulement à l’école d’apprendre tels contenus – ce qui est important pour l’humanisation, la culture, la professionnalisation – , mais tout autant de se socialiser, et de s’éduquer à la citoyenneté. Le sujet épistémique de la didactique ne vise pas explicitement cesfinalités. Or un des enjeux actuels de l’école est d’articuler apprentissage et socialisation, c’est à dire l’apport didactique avec ce qui ne relève pas d’un contenu, mais d’un être et vivre ensemble. Et d’un vivre ensemble notamment dans le cadre d’un Etat, ouvert à l’Europe et au monde.
Les didactiques ne s’intéressent dans la classe qu’à la matière enseignée, aumieux aux équipes disciplinaires qui assurent horizontalement et verticalement la cohérence du curriculum dans l’établissement. Le contrat ou la coutume " didactiques " découpe dans la société scolarisée un groupe réduit d’apprenants de tel contenu. Alors qu’il s’agit plus largement d’un " métier d’élève ", de relations interpersonnelles et de dynamiques groupales.
Où sont le rapport, psychanalytique et politique, du désir à la loi, la gestion par un adulte d’un groupe d’enfants et d’adolescents, " l’ effet-maître ", les délégués élèves, la relation de la classe à l’établissement, la vie scolaire, le projet collectif de la communauté éducative, " l’effet école ", l’organisation et le fonctionnement de cette institution,le pouvoir à gérer les interactions avec les partenaires extérieurs etc ?
En fait, c’est du dehors de la didactique que se posent les problèmes sociaux et politiques, et ce sont leurs finalités qui interrogent les contenus, sur un autre terrain que celui de l’épistémologie scolaire : en quoi tel contenu peut-il développer la socialisation ou la citoyenneté ? Il y a là une mise en scène ducontenu non étroitement didactique. Chercher à intégrer la nation par la connaissance d’un passé commun (révolution, résistance etc.) est différent de s’initier à la démarche historienne. On peut viser à développer par le débat philosophique une attitude d’écoute mutuelle, de tolérance des idées, d’échange rationnel, de respect des meilleurs arguments, c’està dire une socialisation et une démocratie de qualité, et pas seulement une capacité disciplinaire à problématiser une question ou conceptualiser une notion.
La problématique est alors de tenter d’articuler-car il peut y avoir tension entre finalités distinctes – une logique épistémique et une logique socialisante et civique des contenus. L’instruction civique, comme matière enseignée, est un essai de didactisation de la citoyenneté. C’est intéressant parce que ses informations éclairent l’élève et lui permettent de se situer dans un environnement politique. Mais ce qui apprend à être citoyen, ce sont moins des contenus que des pratiques de vie scolaire dans la classe et au sein de l’établissement (voir les Cahiers sur ce thème). Il y a doncà la fois intérêt à mettre les contenus en perspective civique, voire à didactiser des contenus civiques, et en même temps limite du pouvoir de la didactique devant des activité plus formatives de participation.
Bref la didactique, à l’écoute du politique :
- doit relativiser la portée de ses analyses (elle découpe un champ limité dans une réalité pluscomplexe), et de ses propositions ( on peut en faire une lecture conservatrice, au mieux réformiste) ;
- peut enrichir son travail sur les contenus par des finalités extra-épistémiques.
INTEGRER LA DIDACTIQUE DANS UNE VISEE POLITIQUE
Ceux qui ont une visée explicitement politique de l’institution éducative, peuvent analyser celle-ci (version 1970) comme appareil d’Etat globalement reproducteur declasses sociales. Ils peuvent aujourd’hui tenter, en l’absence du grand soir (version 1980-90), de transformer les agents produits par un système en acteurs sociaux capables d’une marge d’initiative – que ce soit au niveau d’un établissement (c’est le cas du lycée de Saint-Nazaire, à la fois reconnu -toléré par l’Education Nationale, mais au statut marginal " expérimental ") ; oud’une classe (cf. la pédagogie institutionnelle).
Ce qui est au centre de la réflexion et des pratiques, c’est moins alors le rapport didactique au savoir que le rapport politique au pouvoir : la clarification des rôles et des statuts, la distribution des responsabilités collectives, la collégialité, l’organisation des instances de décision, la co-institution des règlesetc…
Centré ici sur le sujet social et civique, et non plus épistémique, sur le rapport à la loi, comment penser dans les catégories du politique le fonctionnement d’une communauté éducative qui se doit d’instruire, le rapport au savoir ? Comment instaurer, une fois dissipée l’illusion du " maître-camarade ", une parité entre acteurs, tout en assumant l’asymérie desâges (enfant-adulte) et des compétences (maître-élève) ?
Certains acquis de la didactique peuvent peut-être contribuer à cette visée politico- pédagogique :
- Concernant le pôle didactique de l’apprenant, la psychologie sociale montre que le co-tutorat, la confrontation socio-cognitive, la coopération entre pairs peuvent, plus quela compétition, être source d’apprentissage. Les théories constructivistes soutiennent par ailleurs que le pouvoir individuel est au coeur de l’apprentissage : nul ne peut apprendre à la place de quelqu’un d’autre ; seul le sujet construit son propre savoir, est auteur de son apprentissage, garde le pouvoir de dire non. D’où les modèles didactiques qui font de l’enseignant moins une autoritédirective qui impose un savoir transmis à des ignorants, qu’un facilitateur entre le sujet et l’objet de la connaissance. Placer l’apprenant au centre du processus enseignement-apprentissage, rendre les élèves solidaires d’un apprentissage mutuel, mettre l’enseignement au centre de ces processus, nous semble des orientations didactiques " démocratiques ".
- Concernant le pôleépistémologique des contenus : si l’on considère qu’apprendre peut être un facteur d’émancipation, un certain nombre de difficultés d’apprentissage peuvent être franchies avec l’apport de la didactique, qui ne sont pas dues aux effets de système ( blessure narcissique de l’échec), ou des personnes (mauvaise relation au maître, problèmes familiaux …). Car il y a desproblèmes même pour les gens motivés et confiants, qui proviennent de la nature des tâches proposées, des pré-requis nécessaires, des obstacles épistémologiques propres à telle notion, etc. ( Il sera toujours difficile, parce qu’il s’agit de philosophie, de penser le concept de liberté ou de justice…). Les approches interdisciplinaires, quel que soit par ailleurs leurintérêt, ne peuvent résoudre ces questions spécifiques. Les recherches sont d’ailleurs nombreuses à minimiser la portée du transfert d’une discipline à une autre ; elles lient l’acquisition de compétences réelles à des contenus particuliers.
Bref, une vision politisée de l’école ne doit pas rejeterla didactique, qu’elle peut au contraire intégrer, en ce qu’ellemédiatise concrètement la relation aux savoirs. La socialisation passe en effet par le savoir comme outil d’expression et d’acculturation, objet d’échange et d’ouverture entre les hommes. Pas de citoyenneté sans Instruction Publique, idée forte de la révolution et de la République. Apprendre c’est comprendre, prendre du pouvoir sur le savoir, sur soi-même et le monde. Le pouvoir est pour une bonne part aubout du savoir (culture, profession, expertise…)
Ce n’est donc pas seulement par des institutions que l’on peut aujourd’hui promouvoir la démocratie dans l’établissement et dans la classe, mais au coeur même des actes d’apprendre et d’enseigner. N’est-il donc pas nécessaire de conjoindre, à des institutions qui donnent un réel pouvoir politique aux élèves, faute de quoi on est dans l’illusion démocratique, une approche didactique du rapport au savoir d’inspiration démocratique, qui serait elle-même consciente des dangers de la méconnaissance du politique ?