Les discussions à visée philosophique sont désormais en France
un champ diversifié de pratiques, de formations initiales et continues,
de recherches universitaires. Il est trop tôt pour comprendre la signification
profonde de cette émergence, mais on peut en faire une première
approche empirique à travers le témoignage d’acteurs engagés
dans ce champ. Ci-dessous un fragment d’itinéraire de formateur et
de chercheur en la matière.
Si en 2002, la discussion “ philosophique ” à l’école
primaire est devenue mon principal champ de recherche, m’amenant à
diriger des mémoires professionnels ou de maîtrise, des DESS, DEA
et thèses en sciences de l’éducation sur la question, à
proposer des communications dans des colloques, à coordonner des ouvrages,
à multiplier sur la question les conférences, en particulier dans
des IUFM, c’est parce qu’ont convergé vers ce champ des préoccupations
de recherches en didactique de la philosophie plus anciennes, une pratique d’animation
de cafés philosophiques, des rencontres avec des enseignants qui innovaient
sur la question, ma nomination à l’université qui m’a
spécialisé dans la recherche, et rapproché du 1er degré.
Professeur de philosophie depuis 1967-1968, je rencontrais en 1986 Philippe Meirieu
au Comité de Rédaction des Cahiers pédagogiques ; il dirigea
mon DEA en 1989 puis ma thèse en 1992 : “ Contribution à une
didactique de l’apprentissage du philosopher ”. C’est là
où je définis avec l’aide de collègues, dans deux séminaires,
deux Universités d’été et un stage du Plan national
de formation une “ matrice didactique du philosopher ”, qui s’ordonnait
autour de trois capacités intellectuelles : conceptualiser
des notions, problématiser des questions, des affirmations, des
notions ; argumenter rationnellement des thèses et des objections
sur des sujets touchant à la condition humaine. Ce sont ces trois capacités
philosophiques de base qui devaient s’articuler sur des tâches complexes,
compétences à développer dans l’apprentissage
du philosopher : être capable de lire, écrire et discuter
philosophiquement.
C’est ce dernier point, la discussion philosophique, mais au niveau de la
classe terminale ”, à partir de l’importance de l’oral
en philosophie, revendiquée au même titre que le cours du professeur,
la lecture des œuvres ou l’écriture de dissertation, qui m’a
amené, à partir d’un groupe de recherche à la MAFPEN
de Montpellier (95-97, notamment avec G. Ferrandez et F. Huguet), à coordonner
l’ouvrage L’oral argumentatif en philosophie, CRDP Languedoc-Roussillon
(1999). Cette réflexion sur le concept et la pratique de la discussion
philosophique allait être approfondie dans un groupe de recherche de l’INRP
impulsé par P. Meirieu, alors Directeur de l’INRP, et coordonné
par F. Raffin, responsable de l’équipe de didactique de la philosophie
à l’INRP, en 1999-2001.
S’étaient entre-temps développées en France, depuis
1992, à l’initiative de Marc Sautet, des discussions semi-publiques
dans des cafés dits philosophiques. Je lançais à mon tour
en 1996 un café philosophique à Narbonne, que je co-anime depuis.
J’ai renouvelé cette expérience de lancement à Nancy,
avec des collègues de philo lors d’un stage, à Sète,
et animé de nombreuses séances en France et à l’étranger,
participé à des colloques sur la question, me suis associé
au comité de rédaction de Philos, revue de l’association de
coordination des cafés philo. Cette pratique assidue d’animation
de discussions à visée philosophique m’a amené à
explorer plusieurs dispositifs, à théoriser cette nouvelle pratique
sociale dans des articles, à approfondir le concept et la pratique du café
philo et de la discussion “ philosophique ”, à comparer les
effets de dispositifs différents de cette pratique dans la cité,
en classe terminale, puis à l’école primaire et au collège.
J’avais aussi entendu parler de la “ philosophie pour enfants ”
de M. Lipman aux Etats-Unis, lu en 1995 le seul ouvrage disponible en France,
pourtant traduit par Belaval depuis 1978 chez Vrin, “ La découverte
de Harry ”. J’avais cherché, sans succès, à contacter
des gens qui, à Orléans, dans les années 90, avaient tenté
de lancer une initiative en ce sens, qui était vite retombée. Ce
n’est que plus tard que j’appris que, déjà bien auparavant,
une inspectrice du primaire, Mme Torcatel, avait lancé de telles expériences.
Les initiatives du GREPH, lancé par Derrida dans les années 75 (cf.
Qui a peur de la philosophie ?, Flammarion, 1979) n’étaient
pas, quant à elles, remontées avec R. Brunet et J.L. Nancy avant
la 6e.
C’est en 1997 qu’une institutrice, A. Lalanne, vint me rencontrer
à la faculté pour me dire que dans son cours préparatoire,
elle tentait des “ discussions philosophiques ”. Titulaire d’une
maîtrise de philosophie, elle connaissait par son mari, professeur de philosophie,
mes travaux en didactique et avait rencontré des ouvrages de M. Lipman.
Ce fut mon premier contact avec une telle pratique, dont j’analysais avec
avidité les scripts. En 1999, je proposais et cbtenais trente-cinq analyses
d’un script de son cours préparatoire “ Qu’est-ce que
penser ? ” , provenant de personnes très différentes. Lors
d’une animation de conseillers pédagogiques du Gard la même
année, une collègue m’informa d’une école rurale
à classe unique (Monteils) où le projet d’école, porté
par Pascal Sonzogni, parlait explicitement de discussions philosophiques, en référence
à Lipman, accompagnées d’écriture d’histoires
prolongeant les discussions. J’ai publié son témoignage dans
L’éveil de la pensée réflexive chez l’enfant
(CNDP-Hachette 2001). Tels furent mes deux premiers contacts avec des francs-tireurs
innovateurs qui s’étaient autorisés à cette pratique.
Coanimant avec Alain Delsol le café philo de Narbonne depuis un an (il
en était alors le synthétiseur), je lui proposais de tenter l’expérience
dans son cours préparatoire. Cet instituteur, terminant un doctorat en
sciences de l’éducation, fut immédiatement partie prenante,
et j’allais en 97-98 dans sa classe pour analyser le fonctionnement des
discussions, comme dans les années suivantes dans son CM1, puis sa grande
section de maternelle …
Avec ce minimum de terrain une recherche devenait possible, et j’organisais
en 98-99 un groupe de travail sur la question à la faculté, auxquels
s’adjoignaient Michèle Raoux, conseillère pédagogique,
que j’avais orientée vers une maîtrise sur la question, J.
Leroy-Treiber, qui entâmait un DUHEPS sur la question en observant les séances
d’A. Delsol etc. C’était la première tentative de lier
pratique et recherche sur la question.
Entre-temps, une collaboration avec Cathy Legros, inspectrice de morale, sur la
didactique de la philosophie, dimension introduite par le nouveau programme de
morale de Belgique francophone, me mit en contact avec des praticiens et formateurs
belges de philosophie pour enfants tendance Lipman (Hélène Schidlowsky
et Marie-Pierre Grosjean-Doutrelepont). J’assistais même à
un congrès sur la question à l’université de Mons,
où je rencontrais le québécois Michel Sasseville, spécialiste
de la question (cf. son rapport à l’UNESCO en 1999). C’est
à ce moment que je fus fortement marqué par la personne et la pratique
de Jacques Duez, professeur de morale du CP au CM2, qui pratiquait l’entretien
socratique vidéoscopé depuis trente ans (Voir ses cinq cassettes
passées sur Arte).
Ma nomination à l’université de Montpellier en 1995 m’avait
progressivement amené à m’intéresser aux problématiques
du 1er degré, car mes étudiants de licence devaient faire un stage
de quarante heures dans un établissement scolaire en vue d’un rapport
auquel je les préparais par un cours sur “ observer un enseignant
en classe ”, avec des TD sur la mutualisation de leurs expériences.
Je les envoyais, en tant que militant pédagogique du CRAP-Cahiers Pédagogiques
depuis 1971, dans des classes se réclamant de l’ICEM-Freinet ou de
la pédagogie institutionnelle. Puis ultérieurement dans les classes
où allait se développer des discussions philosophiques (par exemple
Sylvain Connac, qui allait entâmer avec moi une thèse sur cette nouvelle
“ institution ” dans les pédagogies coopératives).
Un pôle de recherche s’ouvrait : étudiants observant des instituteurs
pratiquant la philosophie à l’école, préparant ensuite
une maîtrise, auxquels s’adjoignaient des mémoires de DEA,
de DESS et de thèses. Ce pôle ouvert, des personnes extérieures
à Montpellier pouvaient désormais s’y joindre (ex : thèse
de Gérard Auguet de l’ IUFM de Bordeaux, d’Yvette Pilon à
Paris etc.)
Je découvris que d’autres initiatives se réclamant de Lipman
s’étaient ouvertes en formation, sans se concerter entre elles (convergence
significative) : Marc Bailleul avec Gilles Geneviève à l’IUFM
de Caen, Emmanuelle Auriac-Peyronnet à l’IUFM de Clermont-Ferrand,
qui travaillait avec Marie-France Daniel, spécialiste de la question au
Québec. Il y avait par ailleurs des ateliers philo à l’AGSAS
autour du groupe de Jacques Lévine, Agnès Pautard, Dominique Sénore
etc., avec un site ad hoc, qui développait une méthode des «
préalables à la philosophie ». De son côté, la
fondation 93 faisait intervenir en Seine Saint-Denis, depuis 1996, des professeurs
de philosophie dans des SEGPA, avec une conception de la philosophie comme pratique
culturelle (Alain Beretetsky, Pablo Carrion, Daniel Véron) : c’est
eux qui me contactèrent pour organiser un premier colloque. Jean-Charles
Pettier, ancien instituteur spécialisé ayant passé le CAPES
de philo, avait de son côté tenté des discussions philosophiques
dans sa classe, et commença en 97 une thèse sur la question, que
je suivais avec François Galichet de Strasbourg 2 ( La philosophie
en éducation spécialisée : utopie ou nécessité
? oct. 2000).
Ces rencontres personnelles, ces initiatives dispersées, mais peu à
peu connues des uns et des autres, formèrent progressivement un réseau.
Premier colloque avec la fondation 93 en 2001, suivie d’un site (www.pratiques-philosophiques.net),
et d’une liste de discussion modérée par Jean-François
Chazerans, que je connaissais par ailleurs par le réseau des cafés
philo. Celui-ci, professeur de philo, s’intéressait à la philosophie
en SEGPA et au primaire. Je créais alors mon propre site : www.philotozzi.com,
avec l’aide de Vincent Granger, un ami de Jean-François. La connaissance
de Christine Vallin, et de ses expériences en sixième et troisième,
élargit au-delà des Segpa mon intérêt pour la philosophie
au collège, nouveau terrain qui s’ouvrait. En 2001-2002, Sylvie Brel,
qui connaissait le programme Lipman, coordonnait pour la France, au titre du Bureau
international catholique pour l’enfance, le projet européen Daphné,
qui choisissait comme entrée de lutte contre la violence la discussion
philosophique, et elle me demanda d’intervenir auprès des participants.
Oscar Brénifier, animateur de discussions philo de nature diverse dans
la région parisienne, que j’avais rencontré au 1er colloque
international des cafés-philo à Marseille, a eu connaissance d’une
lettre de l’ARDAP (Association pour la Recherche en Didactique de l’Apprentissage
du Philosopher), que j’envoyais depuis 1993 à une cinquantaine de
personnes, à raison de deux numéros par an (douze en tout pendant
six ans), où je recensais tous les témoignages et articles théoriques
sur la didactique de la philosophie. J’avais constitué un réseau
international progressivement, à partir d’invitations pour animer
des séminaires en didactique en Belgique, au Québec, en Suisse,
en Algérie et Tunisie, plus tard au Brésil etc. Editeur, il me proposa
de formaliser ces écrits dans une revue Diotime-L’Agora,
en association avec le CRDP Languedoc-Roussillon, qui paraît depuis mars
1999 à raison de quatre numéros par an. Rédacteur en chef,
je fis de plus en plus de place aux pratiques philosophiques avec les enfants
dans cette revue (ex : dossiers spéciaux en mars et juin 2000, en mars
2002…).
Participant au comité de rédaction des Cahiers Pédagogiques
depuis 1986, j’y amenais la réflexion sur le débat, en particulier
philosophique (cf. n° de février 2002). Je fis de même avec le
secteur philo du Groupe Français d’Education Nouvelle, ultérieurement
avec l’ICEM Freinet, l’OCCE et les CEMEA. Et je posais le problème
en tant que membre du conseil d’administration au sein de l’ACIREPH,
l’association progressiste des professeurs de philosophie
Le 2ème colloque national, au CRDP de Rennes, en mai 2002, fut l’occasion
de lancer une recherche par internet, sur le rôle du maître. Entre-temps,
j’étais de plus en plus sollicité pour intervenir en tant
que formateur ou conférencier dans des IUFM (Montpellier, Rouen, Caen,
Le Mans, Nantes, Clermont-Ferrand, Strasbourg, Bordeaux, Reims, Lyon …),
des Centres de Formation Pédagogique (Montpellier, Toulouse, Angers), invité
par des Inspecteurs de circonscription (Mulhouse, Nîmes) ou d’Académie
(Haute-Marne), le Recteur de Reims, intervenant dans des manifestations diverses
(Salon de l’Education). Je faisais aussi de nombreuses communications dans
des colloques universitaires, et organisais des symposiums sur la question (congrès
de l’AECSE sept.2001, Colloque de Montpellier 2003), publiais des articles,
coordonnais des ouvrages.
Bref, si je jette un coup d’œil sur la période 1997-2003, une
confluence m’apparaît : la continuité d’une recherche
en didactique à la philosophie depuis 1988, avec ce nouveau terrain de
l’oral, de la discussion ; le croisement d’une pratique d’animateur
de café-philo et d’observateur-analyste-formateur de praticiens de
discussions avec les enfants et les adolescents ; des éclairages donnés
par des pratiques antérieures au niveau international ; une position universitaire
qui me donne le statut de chercheur et de directeur de recherche, de conférencier
et de formateur ; beaucoup de rencontres déterminantes de personnalités,
de pratiques très différentes ; le croisement de différents
réseaux : celui des cafés-philos, de mouvements pédagogiques,
de relations en sciences de l’éducation. C’est cette capacité
à utiliser, fonder, animer des réseaux d’une part, à
formaliser des pratiques à partir de la formation et de la recherche qui
me permet de jouer un rôle dans cette émergence de la philosophie
avec des enfants en France.
par Michel Tozzi Professeur des Universités à Montpellier 3
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