Les enjeux de l’animation d’un café-philo
Une des tâches du philosophe, en tant que conscience de son temps, est de dégager le sens de l’expression et du phénomène contemporain "café-philo". C’est un débat qui s’instaure alors, car certains n’y voient que mode éphémère et trompeuse, dévoiement dans l’opinion, pseudo-philosophie et démagogie, bref usurpation du sigle, alors que d’autres saluent la renaissance philosophique… d’un "moment agoraïque" au sens grec, le redéploiement d’un "espace public" au sens de la philosophie des Lumières et des penseurs politiques de la démocratie.
PROBLEMATISER LE CONCEPT
Il s’agit de problématiser la question par une réflexion à trois dimensions.
- Epistémologique. Quel est dans un café-philo, chez les participants comme chezl’animateur, le sens cognitif de l’interactivité en cours, la nature du rapport au savoir co-construit dans les échanges : type de questionnement, relation à la doxa et aux concepts, à la parole magistrale, aux doctrines philosophique et à l’histoire de la pensée etc. ? Peut-on y développer par exemple un rapport à la fois non dogmatique et non relativiste à la connaissance ?
- Ethique : qu’en est-il dans ces discussions du rapport à l’autre, à sa personne et à ses idées, et du rapport au groupe ? de l’institution de celui-ci en communauté de recherche ? Est-ce un lieu où peut s’expérimenter une éthique discussionnelle, communicationnelle, et une morale de la pensée ?
- Politique. Ce statut à la foisépistémologique (rapport à la vérité) et éthique (rapport à autrui et à la communauté des esprits) de la parole et de la pensée ouvre-t-il un espace public, dont les procédures démocratiques qui président à l’échange pourraient garantir, tant du point de vue des participants que de l’animation, un rapport distribué au pouvoir?
Pour éclairer le phénomène, on pourrait proposer l’hypothèse d’une rencontre entre la tradition française du "café-parloir" depuis le XVIIIème siècle, et une modernité où chercheraient à se mutualiser les questions et à se formaliser des réponses liées à l’angoisse engendrée par la liberté de créer ses propres valeurs (findes transcendances et des grands récits), par l’affaiblissement du lien social et politique, par les effets subis (économiques, écologiques, sociaux, culturels) de la mondialisation …
Ce qui apparaît nouveau dans l’histoire, contrairement au dialogue socratique de l’antiquité ne concernant qu’un ou deux interlocuteurs à la fois, et à la disputatio au moyen âge, qui voyait se succéderdeux longs monologues contradictoires, c’est l’utilisation de procédures et processus démocratiques de gestion de la parole dans un grand groupe, couplée à des exigences intellectuelles de problématisation (douter de ce qui est cru), de conceptualisation (savoir ce dont on parle) et d’argumentation (savoir si ce qu’on dit est vrai). Bref le défi socratique de philosopher avec la foule, le moment d’un retour réussi dans lacaverne, le pari d’une "démosophie", à rejouer dans chaque café et à chaque séance.
Pour certains, c’est pari impossible, car il ne sortira jamais une pensée de la confrontation d’opinions. Le café-philo, c’est l’aporie d’un oxymore. Deleuze fuyant les discussions. Pour d’autres, on est au seuil de la pensée, là où l’opinion, en se confrontant à son Autre, prend conscience de soninconsistance, et d’une exigence de fondement : c’est la démarche socratique des premiers dialogues de Platon. Et pour d’autres enfin, on arrive à dépasser l’opinion dans et par la dynamique même du conflit socio-cognitif : on fait ainsi l’apprentissage du philosopher …
L’impossibilité d’y voir clair vient de ce qu’on discute théoriquement sur un concept qui recouvre une très grande variété de pratiques. Car on est – en terme d’analyse institutionnelle – dans l’instituant, où beaucoup de choses deviennent possibles par l’expérimentation, et certaines ne sont peut-être pas souhaitables. Le café-philo est un lieu hors-institution, un espace autorisé dans une démocratie qui reconnaît le droit d’expression, mais dont se saisissent les acteurs de la société civile pour inventer de nouvelles pratiquessociales.
Des initiatives ici ou là, qui se reconnaissent dans un sigle commun (même si ce n’est pas dans un café), ponctuelles ou durables, individuelles ou collectives, isolées ou plus ou moins en réseaux, encouragées par l’air du temps ou des associations (comme Philos ou l’Agora 81), mais non fédérées globalement, et dont certains animateurs éprouvent la nécessité de se retrouverplus ou moins formellement, à Paris, ou dans des colloques (Marseille, Apt, Castres).
Ce n’est pas un appareil formatif, qui exigerait un diplôme d’animateur ou délivrerait des certifications aux participants (bien qu’il y ait des effets de formation, mais de surcroît). La participation est totalement libre, souvent gratuite. Il n’y a donc pas d’instance qui élabore et sanctionne des normes, hors de celles que proposent des individus ouse donnent des groupes de base. Et quiconque peut s’autoriser à devenir animateur (s’auto-proclamer comme en psychanalyse).
UN FLOTTEMENT NORMATIF
Ce flottement normatif, puisque l’expression "café-philo" n’est pas une appellation contrôlée, un concept breveté, un label déposé et donc protégé, est cependant confronté au qualificatif de "philosophique". Et c’estlà où commencent les débats : en quoi est-ce philosophique, et est-ce bien philosophique ? On comprend que ceux dont le cheminement personnel ou l’identité professionnelle résonnent à cette notion aient leur mot à dire …
Par exemple pour être animateur, suffit-il d’être démocrate, car il s’agit de café-"philo", et pas "citoyen"? Faut-il être philosophe reconnu,professeur de philosophie, avoir une formation philosophique préalable ou en cours, ou avoir seulement une attitude philosophique … c’est-à-dire ? Comme tout dépend de la conception que l’on a de la philosophie et du philosopher, de l’enseignement et de l’apprentissage du philosopher, du rapport à la parole magistrale, aux grands auteurs, à l’histoire de la pensée, de la représentation que l’on se fait de l’animationetc., on imagine l’éventail des positions. Selon que l’on met l’accent sur l’ouverture (liberté d’expression, confrontation intellectuelle, opportunité de réfléchir…) ou les dérives ("opinionite", sophistique, narcissisme expansé, terrorisme intellectuel…), on s’occupera du bébé ou de l’eau du bain …
On peut très bien être psychosociologiquement bongestionnaire de la vie de groupe et le manipuler, ou être démocratiquement correct en donnant équitablement la parole à tous les préjugés, ou brillant philosophe, mais incapable de se dessaisir d’une parole ex-cathedra ou de gérer un groupe nombreux…
D’où l’intérêt, s’agissant d’un concept (café : lieu de discussion, philo :activité de réflexion) finalisant des pratiques, d’esquisser un idéal régulateur (au sens kantien). Non pas une norme, au sens de normalisation, qui s’érigerait en censeur des pratiques réelles, pour décréter les bons et mauvais animateurs, élaborer un Gault et Millau des cafés-philo, ou un guide du routard de la pensée, mais des principes, des repères proposés pourl’action, qui tenteraient de répondre à la question suivante : à quelles conditions une animation de café-philo est-elle à la fois démocratique et philosophique ? Ce qui implique de clarifier ce qu’est une animation démocratique, une animation philosophique, et une animation qui articule des deux …
UNE ANIMATION A LA FOIS DEMOCRATIQUE ET PHILOSOPHIQUE
Si -et c’est une option- la pratiquevisée n’est pas celle d’une conférence-débat, où une personne autorisée par une expertise reconnue expose longuement sa pensée et est ensuite brièvement questionnée sur son propos, mais cherche à instaurer la plus large discussion entre les participants, se pose le problème de la distribution de la parole entre pairs.
La question préjudicielle "Faut-il une animation dans uncafé-philo ?" semble vite réglée. Dans un grand groupe, on ne peut parler plusieurs en même temps sans cacophonie auditive et impossibilité d’échanger. La prise de parole ne peut être l’effet d’un rapport de force, et doit être régulée. La démocratie a inventé des fonctions (ex : président de séance) et des procédures (ex : tour de table, ordred’inscription) qui sont à la fois d’ordre technique (éviter les chevauchements inaudibles), éthique (respect d’autrui), et politique (droit d’expression).
On pourrait penser qu’à cinq ou six, on peut s’auto-réguler collectivement (Mais à partir de quel nombre peut-on parler d’un café-philo ?). Ce n’est pas impossible, mais très difficile, et implique que chacun, en tant que participant, se distancie de sa proprepensée et se sente responsable de l’animation.
En fait ce qui est en question, c’est moins la personnalisation de la conduite d’une discussion, que la fonction d’animation de son déroulement. La discussion n’est possible que s’il existe, implicitement, ou mieux explicitement, des règles de l’échange, un contrat de communication, collectivement partagé au niveau des principes et pratiquement mis en œuvre. Etl’animation, si et quand elle est nécessaire, est fonctionnellement garante de ces règles de fonctionnement, auxquelles elle est elle-même soumise. Plus ces règles sont définies collectivement, plus d’ailleurs le groupe s’en sent responsable.
Institutionnaliser la fonction nécessaire d’animation comme garante de règles par une personnalisation, c’est se donner le moyen de discuter en grand groupe. Nous parlonsd’ailleurs davantage de l’animation que de l’animateur, car elle peut être distribuée en sous-fonctions très utiles. Ex : président de séance, introducteur de la problématique, reformulateur, synthétiseur oral à chaud, secrétaire de séance à froid par écrit etc., (rôles qui peuvent d’ailleurs tourner). Une instance d’animation pose dans un café-philo une doublequestion : celle de son rapport démocratique au pouvoir, celle de son rapport philosophique au savoir.
LE RAPPORT DEMOCRATIQUE DE L’ANIMATION AU POUVOIR
Par exemple la fonction de distribution de la parole est un pouvoir, celui d’organiser l’espace et le temps des discours. C’est aussi une responsabilité à exercer avec équité. Mais qu’est ce que l‘équité démocratique dans une discussion qui se veut philosophique ? Le respect strict d’un ordre d’inscription, la priorité à celui qui demande et n’a pas encore parlé, ou la sollicitation des muets pour leur tendre la perche ? L’égalité du nombre et du temps d’intervention de chacun, ou la priorité au philosophe de la salle qui élève le débat par une réflexion pertinente, un apport historiqueou doctrinal ? Le formalisme des inscriptions garantit à tout volontaire le droit d’expression dès qu’il lève la main, mais on répond à la quatrième intervention qui précède! Quelques réparties sucessives en duo animent et donnent de la cohérence au suivi des propos… mais peuvent lasser des spectateurs rendus passifs ! Il y a ainsi des conflits de légitimité : par exemple entre parole spontanée et différée ; ou entre le devoir démocratique de donner la parole à chacun (il n’y en a pas de plus "égaux" que d’autres), et l’impératif philosophique d’approfondir la réflexion (toute intervention ne fait pas forcément avancer)…
De même le reformulateur a le pouvoir d’influencer et d’orienter la réflexion : par le contenu de ses reformulations,par sa mise en relation des interventions entre elles et par rapport au sujet, par ses recentrages, recadrages et questions. Mais il a la responsabilité de construire du sens pour le groupe, de veiller à une progression. Le secrétaire de séance restructure les apports à sa façon. Il a le pouvoir d’une synthèse subjective, mais la responsabilité d’une reprise réflexive qui rend compte du travail collectifetc.
Et c’est quand le pouvoir est délégué, partagé, accepté par le groupe, quand il devient une responsabilité assumée, que le cadre de la discussion, sans lequel elle ne serait pas possible, est démocratique. Aussi est ce légitime, par rapport au pouvoir démocratique, de se poser les questions : qui anime, et selon quelles règles ?
LE RAPPORT PHILOSOPHIQUE DE L’ANIMATION AUSAVOIR
Si l ‘on a pris au café-philo l’option d’une discussion philosophique entre pairs, des procédures démocratiques sont souhaitables. Ne faut-il donc pas affirmer comme principe "pas de discussion philosophique en grand groupe sans démocratie de la parole"?
Mais une condition souhaitable (nécessaire ?) n’est pas forcément suffisante. Il ne suffit pas que la discussion soit démocratique pour qu’elle soit philosophique. Car il y va non seulement d’un rapport au pouvoir, mais d’un rapport au savoir, à la vérité des propos tenus, à l’instauration d’un esprit collectif de recherche. L’animation porte avec le groupe entier cette responsabilité, mais elle en est la fine pointe. Nous pensons personnellement que l’animation, déjà investie d’un double pouvoir de distribution de la parole surla forme et de reformulation sur le fond, ne doit guère utiliser sa position "haute" (Goffman) pour prendre parti sur les réponses, mais entretenir un rapport très questionnant au savoir, car elle donne le ton des échanges. Si elle problématise, retourne les certitudes en question, interroge les présupposés et conséquences, remonte des positions contradictoires auxproblèmes qui les suscitent, elle facilite la réflexion collective, et la proposition de l’avis de chacun comme hypothèse. Au contraire, si elle dogmatise, procède par assertion, elle induit des affirmations tranchées et des oppositions qui la privent de recul ; si elle devient parole magistrale et référent culturel, elle risque la révérence que l’on doit au maître, peu propice àl’examen critique.
C’est le rapport non-dogmatique au savoir, inspiré de l’esprit socratique, le retrait volontaire d’une magistralité sur le contenu, tout en maintenant un ferme guidage sur la forme, qui autorise les participants à oser s’engager, et à débattre entre eux parce qu’entre pairs (ce qui n’empêche nullement des reformulations, mais qui s’appuient sur les apports des participants). Rapport non dogmatiquedonc, mais aussi non relativiste, puisqu’il y a recherche en commun de vérité. De ce point de vue, toutes les expressions ne se valent pas. Le droit au pluralisme démocratique des opinions n’est pas l’équivalence philosophique des pensées. Le respect de l’expression d’autrui n’est pas forcément l’approbation de ses idées. Estimer quelqu’un n’est pas aller démagogiquement dans son sens, maisle pousser intellectuellement dans ses retranchements.
Nul n’a philosophiquement raison par le fait qu’il parle fort, bien ou en dernier, ou plus simplement par le fait qu’il s’exprime. Car parler n’est pas penser. Aucune parole ne fait philosophiquement autorité : ni celle de Dieu, ni celle d’un chef, ni celle d’une institution, pas même celle d’un philosophe (Aristoteles dixit). Personne ne doit être philosophiquement cru sur parole. Car lediscours philosophique ne repose pas sur l’intimidation, la séduction, la confiance, mais sur la consistance. Aucune autorité ne fait argument pour la pensée. Une pensée ne vaut que par sa validation rationnelle, fondée et confrontée. On peut même avoir philosophiquement raison contre tous, car la vérité n’est pas affaire de nombre ou de vote démocratiques.
Le débat philosophique estdonc exigeant. Pour qu’une discussion soit philosophique, il faut qu’elle articule, nous semble-t-il, dans l’interactivité des échanges, des processus de problématisation (interroger les "évidences"), de conceptualisation (définir les notions), et d’argumentation (fonder son propos et déconstruire, car c’est l’argument qui fait autorité). C’est la présence et l’interdépendance des troisprocessus dans la discussion dont l’animation, particulièrement dans sa fonction de reformulation, doit être le garant.
Rapport démocratique au pouvoir, rapport non-dogmatique et non relativiste au savoir, tels sont les deux versants, citoyen et philosophique, du café-philo. Le vieil aristocrate Platon tranche contre le laborieux plébéien Socrate : la philosophie n’est ni pour la foule, ni pour les jeunes. Au contraire, élever la foule au-dessus d’elle-même, tel est le désir (fantasme ?) socratique de l’animation d’un café-philo…