L’enseignement doit-il être inactuel ?
Il est difficile de définir la notion d’actualité :
- est-ce ce qui est actuel, qui s’actualise, s’informe (prend forme), l’ensemble des évènements qui naissent chaque jour ? L’actuel en ce sens c’est l’événementiel, ce qui va « se faisant » comme l’exprime le gérondif anglais, se présentifie, le…
présent par rapport au passé ou à l’avenir, ce qui se réalise, le réel par rapport à l’imaginaire ou au virtuel. L’actualité, ce serait la présence du réel. - Ou est-ce plutôt et seulement – définition médiatique du terme- ce qui en surgissant fait scoop, acquiert une visibilité parmi la masse et la pluralité de ce qui advient, tranche, et retientl’attention : le rituel par sa symbolique (les « marronniers » des medias, comme la rentrée scolaire ou le salon de l’agriculture), mais surtout l’inhabituel, le surprenant, qu’il soit anxiogène et mortifère (catastrophe naturelle, terrorisme), scandaleux (crime, corruption, sexualité), héroïque (sauvetage), ou ce qui fait débat et dissensus sociétal (foulard, mariage gay, ogm)…
- L’actualité, c’est aussi ce qui est nouveau et apparaît comme important ou significatif à un échelon territorial (du local au mondial en passant par le départemental, le régional et le national) ou sectoriel (par exemple au point de vue éducatif, technique, scientifique, économique, politique, artistique, littéraire etc.).
Quid alors de la prise encompte à l’école de l’actualité prise dans ces deux derniers sens ?
Tout un courant républicain soutient que l’enseignement doit être fondamentalement inactuel :
- parce que l’école relève de la filiation intergénérationnelle, de la passation du meilleur de ce qu’a élaboré jusqu’icil’humanité passée, la transmission du savoir et de la culture, le patrimoine historique. Alors que l’actualité, c’est le présent, le nouveau, l’absence de temporalité (achronie), de sédimentation, de racines ;
- parce que la culture, c’est le filtre du temps, la décantation de la postérité, la reconnaissance post mortem des artistes et des écrivains, alors quel’actualité, c’est la mode, la mousse, l’éphémère…
- parce que le savoir scientifique est décontextualisé, dépersonnalisé, objectif, universel. Alors que l’actualité est toujours en contexte, empirique, contingente : elle particularise, historicise et relativise ;
- parce que le savoir c’est le rationnel, la maîtrise, lecalme. Alors que l’actualité c’est le vécu, le subjectif, l’affectif, l’émotionnel voire le passionnel ;
- parce que le savoir c’est le recul, l’analyse, la méthode, l’élaboration, la patience, alors que l’actualité c’est l’immédiateté, le nez sur le guidon, l’intrusion, la confusion et la contagion ;
Dans cette perspective, l’école doit être un sanctuaire qui protège les élèves de la rumeur et de la fureur du monde, des influences de l’extérieur. Elle doit prendre du champ par rapport à l’actualité, neutraliser le bruit du quartier, des médias qui empêchent de penser.
Un historien du présent ne saurait être qu’un journaliste. Un philosophen’entre au programme que mort, pour savoir s’il est bien tel, et pas seulement psychologue ou sociologue…L’actualité d’un écrivain ou d’un philosophe vient de son inactualité, de sa façon de traverser le temps sans prendre une ride, porteur des grands problèmes de la condition humaine sans obsolescence de la portée anthropologique de son œuvre. Il n’est jamais« dépassé » par l’actualité, qui oubliera la plupart de ceux qui font aujourd’hui grand bruit…C’est son antériorité et sa postérité qui font son actualité, c’est-à-dire son importance. Les anciens sont en ce sens très modernes, dans la mesure où ils nous permettent de comprendre qui nous sommes, d’où nous venons et qui nous a fait. L’histoire commediscipline, c’est l’inactualité expliquant l’actualité. Toute actualité est surface sans profondeur, car c’est toujours dans l’après coup que se décante l’essentiel, ce qui transforme les faits en événements par l’analyse de leurs conséquences.
La culture peut donc apparaître comme fondamentalement inactuelle, et l’actualité commeanticulturelle.
Nous devons entendre le poids de ces arguments, pour mettre à distance, chez nous comme chez nos élèves, la fascination de l’instant, l’éphémère du scoop, les habitus du clip et du zapping, l’insoutenable légèreté des vagues…
Mais nous savons bien aussi qu’un philosophe est « la conscience de son temps »(Nietzsche), que nous avons besoin de commenter le monde pour comprendre ce qui s’y passe, que c’est parce que nous sommes submergés par l’information sur internet qu’il faut apprendre à la maîtriser, que c’est parce nombre d’élèves passent plus de temps devant la télévision qu’à l’école que nous devons leur apprendre à décripter les images, que la culture c’est aussialler au cinéma voir le dernier bon film, ou la récente exposition, et que l’art, comme la science, se créent aussi aujourd’hui.
Nous savons surtout que le savoir ne peut prendre pour eux de sens que s’il répond aux questions bien présentes qu’ils se posent, que si on parvient à le greffer sur un intérêt : à nous de les aider à lire le monde actuel avec notre cultured’hier, celui qui fait intrusion dans la classe sans que nous le voulions, celui aussi que nous assumons d’accepter, voire que nous choisissons de montrer pour susciter la réflexion…