La participation dans un café philo : approche cognitive
Il s’agit de tenter de comprendre ici à quelles conditions et comment un participant peut philosopher dans un café philo ; de se demander comment une pensée peut naître dans le silence de l’écoute d’autrui, ou/et dans l’interaction sociale verbale cognitive.
On peut aller ou pas dans un café philo. C’est une affaire d’envie, de besoin, ou plutôt de désir. On peut y aller pour rencontrer des gens (convivialité), ou/et pour la spécificité de l’activité menée : une discussion à visée philosophique, qui permet de (se) clarifier certaines questions posées à la condition humaine qui nous habite tous. On peut y intervenir ou pas.
Or il y a des modèles pour rendre compte de l’écriture, des « processus rédactionnels » : ceux de Hayes et Flower ou de Garcia-Debanc insistent sur l’interdépendance systémique, et non chronologiquement linéaire des actes de planification (réfléchir avant le geste), de textualisation (mettre en mots, phrases, paragraphes), de révision (lecture et modification par suppressions-ajouts)… Il y a aussi des profils de scripteurs. Mais ces linguistes insistent davantage sur la dimension langagière que sur le registre conceptuel de la pensée.
Il y a aussi des études psycho ou sociolinguistiques, et psychosociales, pour rendre compte du fonctionnement d’échanges oraux (ce qu’on appelle des analyses conversationnelles). Mais il n’y a, à notre connaissance, aucun modèle pour rendre compte de la façon dont un individu construit sa pensée dans une interaction sociale verbale de type réflexif (et non simplement conversationnel), et surtout une pensée qui a une visée philosophique. Le chantier est en friche !
Le silence réflexif dans une discussion
On peut donc dans un café philo, en tant que participant, intervenir ou se taire. Le silence dans un groupe, au-delà de toute interprétation psychologisante (ne pas oser parler en public), peut avoir de bonnes raisons de « se taire » (ne pas vouloir répéter ce qui a déjà été dit, trouver que ce que l’on dirait n’a rien d’original, n’apporte rien de nouveau, ou ne ferait pas avancer la discussion). Il peut être aussi le signe d’une vacuité intellectuelle : on peut assister en spectateur, dans une écoute approximative, sans exigence sur la compréhension fine de ce qui se dit, ou en perdant régulièrement ce qui continue à se dire par un décrochage à base d’associations d’idées lâches, de remontées d’émotions, voire de rêverie, sans recul ni comparaison avec sa propre pensée, et surtout sans évaluation des propos tenus par rapport à leur validité présumée ; ou bien s’y situer en observateur des personnes, des comportements, des rôles, des réactions, sans écoute cognitive précise. Bref sans travail intellectuel sur les idées émises oralement par rapport à une question posée et traitée, ce qui est l’objectif déclaré (même s’il est inégalement atteint), d’un café philo.
Pour qu’il y ait discussion à visée philosophique, il faut qu’il y ait des intervenants, et qu’ils apportent du grain à moudre. Mais le clivage intervenir/se taire n’est pas pertinent du seul point de vue de la réflexivité d’un sujet. Se taire n’est pas forcément le signe d’une non pensée, quand par exemple une pensée déjà élaborée ne tient pas à s’exprimer, ou est en train de s’élaborer au fil de la discussion. Le silence n’empêche pas de penser, bien au contraire, puisque la pensée est une conscience qui se dédouble, se parle silencieusement à elle-même, est un type de langage intérieur. Le silence individuel dans un café philo est parfois « ruminatif » : il peut bruisser de pensée intérieure. « Philosopher est le dialogue de la pensée avec elle-même » dit Platon. Mais la plupart du temps, la pensée philosophique s’exerce dans le silence de la solitude (la tour de Montaigne ou le poêle de Descartes), non parasitée par la perturbation extérieure du monde, celui de la « patience du concept » (Hegel), et le plus souvent devant la page blanche, donc dans et par l’écrit.
Ici, au contraire d’un silence solitaire, ce type de « silence réflexif » existe ou se fait en présence de la parole d’autrui. On a aussi cette expérience de l’altérité dans la lecture solitaire d’un auteur avec lequel on rentre en dialogue interne (sans qu’il puisse d’ailleurs nous répondre quand on ne comprend pas ou n’est pas d’accord)… Mais ici la parole d’autrui est incarnée, présente, vivante. Le silence est altéré par ce rapport au monde particulier qu’est la relation à une pensée extérieure, souvent étrangère et surprenante, celle d’autrui, qui m’atteint, et parfois me perturbe dans l’instant. C’est un silence très particulier, qui oscille entre l’écoute cognitive de l’autre et la présence intellectuelle à soi.
« L’écoute cognitive » est un type particulier d’écoute : il s’agit de se concentrer (attention soutenue) sur une tâche précise, l’écoute, et sur un type particulier d’écoute, celle d’idées, et non sur la personnalité globale, le vécu, les émotions des locuteurs (comme un psychologue peut et sait le faire); de se décentrer (comprendre ce que l’autre veut dire, changer de perspective, se déplacer vers le dedans de son point de vue, entrer dans sa vision du monde). C’est une réception active, tournée vers l’extérieur sur ce que l’autre pense à travers ce qu’il dit, écoute qui infère d’un langage émis et entendu l’expression d’une pensée.
La « présence intellectuelle à soi », ou cogito (je pense), est un type de mobilisation moins habité par du ressenti que soucieux de la vérité de ce qui est pensé par moi en tant que sujet pensant, c’est-à-dire au-delà de ma particularité contingente, avec une visée universalisante (Parler comme si on était « à la place de tout autre » dit Kant, avec une « pensée élargie »). C’est dans ce va et vient entre ce qui est dit, quand ç’est entendu comme une pensée, et là où j’en suis intellectuellement par rapport à l’objet de travail dont il est question dans la discussion, que peut s’élaborer ma pensée. Il n’est pas facile de décrire et d’analyser comment s’effectue un travail personnel dans cette interaction cognitive, différent selon la personnalité, l’implication, les compétences réflexives de chaque participant.
Car dans la réception des idées d’autrui, je peux avoir conscience que je ne comprends pas (tout) ce qu’il dit, malgré une écoute attentive. Et quand je pense avoir compris, plus ou moins bien, ce qui a été dit (qui reste toujours une interprétation dont il faudrait vérifier la validité), il y a une action de la pensée d’autrui sur moi (une « alter’action »), qui m’amène à évaluer la proximité ou la distance intellectuelle du propos tenu par rapport à ma propre pensée (sans que d’ailleurs il y ait absence de toute émotion) :
- je peux approuver totalement ou en partie, être conforté dans ce que je pense, trouver qu’il formule exactement, et même parfois mieux que moi-même, l’état de ma pensée, trouver des raisons supplémentaires, notamment des arguments, de penser ce que je pense.
- Je peux aussi émettre certaines réserves, mettre des nuances, des conditions, ou être en total désaccord, voire scandalisé intellectuellement, éthiquement, politiquement, par cette pensée qui m’arrive.
- Je peux enfin être surpris, perplexe, dépaysé, désorienté, déstabilisé par une pensée originale pour moi, qui change de niveau ou de registre d’analyse, amène un point de vue inédit dans la discussion, part de l’expression d’un vécu intense, qui par la force même de son évocation donne à penser, fait référence à une situation inconnue, donne une définition inattendue, un exemple imprévu, un contre-exemple pertinent, un argument qui fait mouche, ou qui interroge la question elle-même, ou la déplace, la reformule.
L’interaction orale cognitive
Il y a des participants qui se taisent toujours, et d’autres qui interviennent presque à chaque fois. Certains ne savent pas encore, au début, s’ils interviendront ou pas (cela dépend de la tournure du débat, certaines idées peuvent se préciser dans la tête et tomber comme un fruit mur) ; d’autres ont la volonté d’intervenir de toute façon, même s’ils ne savent pas encore ce qu’ils diront (ils peuvent même s’inscrire dans un tour de parole sans savoir exactement ce qu’ils vont encore dire).
Nous faisons l’hypothèse qu’intervenir amène des effets spécifiques sur l’élaboration de sa pensée, par rapport à une attitude silencieuse, même si celle-ci est activement réflexive : d’une part à cause des exigence de l’expression orale et publique d’une pensée (l’estime de soi se joue dans ce que l’on donne à entendre, et il s’agit de produire de la réflexion) ; d’autre part par la stimulation intellectuelle de la confrontation cognitive à autrui dans et par l’interaction.
En quoi alors le fait d’intervenir dans une discussion modifie le travail intellectuel d’un sujet ?
Intervenir, c’est formuler sa pensée, la mettre en mots et en idées. Le langage est une contrainte pour la pensée, qu’il soit écrit ou oral. Une contrainte parfois ressentie comme limitative : ne pas pouvoir arriver à dire ce que l’on pense, tout ce qu’on pense ou exactement ce qu’on pense (impression de réduction langagière de sa pensée, d’appauvrissement) ; mais souvent aussi une contrainte bénéfique : une vague intuition doit se préciser, les exigences sémantiques et lexicales donnent à la pensée une tournure plus précise.
Certains philosophes et linguistes disent même qu’on ne sait vraiment ce que l’on dit et ce que l’on pense que lorsqu’on l’a réellement dit. On peut certes se l’être dit déjà dans un langage intérieur qu’on répète à haute voix. Mais souvent d’avoir à le dire oralement amène à omettre (oublier une partie) ou rajouter, voire parfois développer le propos initial, car se met en branle au cours de sa prise de parole un processus d’association d’idées : bref, à moins de lire ce que l’on a déjà écrit, on ne dit pas exactement la même chose que prévu initialement lorsqu’on parle, car la parole amène à déborder dans l’instant ce que l’on avait anticipé.
De plus on ne comprend parfois vraiment ce que l’on a dit et cru penser (dans sa portée, ses présupposés, ses conséquences), que par les retours de ce que les autres en ont compris, et me renvoient de son inconsistance, de son peu de pertinence… Car, si l’on ne peut penser sans parler, sans la parole (utiliser le langage), il ne suffit pas de parler pour penser : la preuve, on peut se contredire, ce qui est de la parole, mais incohérente, c’est-à-dire de la non pensée. L’interaction avec autrui amène donc à une rétroaction sur sa pensée.
Dans un café philo, on peut vouloir intervenir, et pour cela préparer le sujet avant la séance (lecture d’ouvrages, consultation d’internet, réflexion personnelle…), prévoir d’avance une ou deux interventions, en s’étant formulé dans sa tête les idées, voire les avoir écrites. Le café philo est alors un prétexte à réflexion régulière en amont, l’entretien périodique d’un habitus réflexif, une occasion que l’on ne se serait peut-être pas donnée dans le flux incessant de l’existence quotidienne, sans l’échéance prévue du café philo. Mais il faut choisir son moment de les dire, si l’on ne veut pas que son propos arrive comme un cheveu dans la soupe, complètement déconnecté des échanges en cours : la réflexion s’est faite avant, et ne bénéficie pas de l’apport des interactions1.
On peut ne pas savoir ce qu’on dira, et cela va venir en fonction des échanges : beaucoup d’interventions se font en effet à partir de ce qui vient de se dire, en réaction. La réactivité est un élan donné pour intervenir, parfois pour appuyer par un exemple, une expérience, un argument supplémentaire ; souvent pour contredire, car la contradiction est motrice dans une discussion : elle alimente les controverses, met de l’animation, parce que dire son désaccord sur une idée touche toujours quelque peu la personne qui la défend (« se sent visée » dit-on d’ailleurs), et implique un minimum (ou plus) d’émotion dans le tissu intersubjectif des échanges ; elle pousse les protagonistes, puisqu’il s’agit dans le principe d’un café philo d’un débat d’idées et non de conflits entre personnes, à l’argumentation : l’envie de contester est un déclencheur d’interventions qui amène à exprimer son point de vue sur la question, à le formuler, à développer des raisonnements ; l’urgence ressentie de répondre à qui nous critique oblige à faire face rationnellement aux objections, ce qui nous entraîne à fonder davantage nos affirmations, à les approfondir. C’est là où autrui nous contraint à réfléchir pour devenir responsable de notre pensée, en devant publiquement et rationnellement en rendre compte, car la vérité prétendue est en place de juge des discours proférés.
Admettre le bien fondé d’une objection comme un cadeau intellectuel, c’est en ressortir plus profond, soit qu’on nuance ce qu’on pense, soit qu’on en ressorte déstabilisé avec un chantier ouvert, une affirmation redevenue question, soit qu’on (re)fonde de façon plus solide sa pensée, en intégrant les objections possibles. Cet approfondissement n’est cependant possible (c’est même une condition), que dans le cadre d’une éthique de la pensée, où ce qui importe c’est moins de sauver la face en ayant raison (de l’autre), dans la perspective d’un rapport de force (lutter contre), que de chercher avec, entre interlocuteurs reconnus valables, dans un rapport de sens au désir de vérité.
Il n’est pas simple de faire une intervention rationnellement construite. Elle doit maîtriser les affects, et s’appuyer sur des processus de pensée réflexifs : questionnement, analyse, conceptualisation, argumentation…. A moins d’être préparée avant, elle doit se construire pendant le débat, tout en écoutant ce qui se dit et en l’intégrant : état de surcharge cognitive, car on fait plusieurs choses à la fois. On peut se contenter d’exprimer simplement sa pensée sur la question posée. Ou réagir en réaction à une intervention précise, nominative. On peut aussi – c’est le cas de l’animateur-reformulateur, beaucoup plus rarement celui d’un participant – et c’est beaucoup plus complexe, intervenir à partir de la tournure du débat, et pas simplement de façon réactive, prendre de la hauteur, se sentir responsable d’un travail collectif, et parler dans la perspective de l’avancée globale de la réflexion, en tenant compte de ce qui s’est dit jusque là.
Enfin on reconnaît le style de certaines interventions : pas seulement selon leur plus ou moins grande longueur, le degré d’implication affectif dans la parole, le recours au vécu, à l’expérience, à des exemples ou à une plus grande abstraction, ou selon le rapport plus ou moins aisé à la langue. Mais selon la façon de structurer sa pensée, l’appel à une culture, des auteurs, des ouvrages (les critères de distinction de Bourdieu). Il y a des interventions instruites jusqu’au pédantisme : le terrorisme intellectuel excluant consistant dans l’allusion récurrente à du supposé connu de tous, qui ne l’est pas en fait pour la majorité des participants. Ceux qui aiment les citations, parce qu’ils y trouvent une autorité ou aiment leur formulation qui frappe, voire fait penser. Il y a aussi des intervenants à « grille de lecture » : ceux qui interprètent presque n’importe quel sujet à travers une perspective particulière : psychologique, psychanalytique, sociologique, avec une préférence pour des doctrines ou des auteurs (Freud, Marx) ; ou qui voient le sujet à travers un aspect ou une entrée spécifiques : économique, social, politique, éthique. Car on entre dans un sujet avec son expérience (personnelle, professionnelle, etc.), sa formation, sa culture, qui sont le fond sur lequel s’alimente une pensée.
1 C’est le cas de l’introducteur d’une question, qu’il soit ou non animateur du café philo : il doit intervenir en premier, a le temps de préparer, dispose d’une certaine durée pour développer un discours construit…